Chroniques

Arrière-façades

Mauvais genre

Ce sont de petites boutiques, qui côté rue ne prennent pas forcément beaucoup de place. En vitrine, des objets de taille souvent réduite – à la différence des prix affichés. Ça brille; ça rutile de mille feux. Mais il y a tout ce qui ne se voit pas, et qui est bien moins reluisant. L’exploitation des mines, de celles et ceux qui y travaillent; la mise en péril de la santé de populations entières, et de leur environnement; puis tous les trafics, avec leurs incidences sociales, politiques…

L’une de ces enseignes devrait fermer incessamment. De Grisogono vient d’être mis en faillite. On ne le regrettera pas. Le nom choisi par son fondateur, Fawaz Gruosi, serait la forme italianisée du grec chrysogonos, né de l’or; mais c’est plutôt le sang qui coulait en République centrafricaine, dans les années où il en faisait venir les diamants noirs qui ont assuré sa célébrité et sa fortune. Et surtout, depuis 2012, l’entreprise absorbait des sommes considérables, prélevées dans les fonds publics angolais par la fille de l’ex-président José Eduardo Dos Santos, comme l’ont révélé tout récemment les documents des «Luanda Leaks».

En passant devant ces joailleries, on ne verra rien; on ne sentira rien: comme l’argent, les bijoux n’ont pas d’odeur. D’autres commerces en ont; souvent fort séduisantes; parfois trompeuses. Je ne me suis jamais intéressé aux devantures des bijoutiers; mais j’aimais regarder celles des chocolatiers. Or depuis quelques années, elles se sont mises à se ressembler étrangement. Cela m’a d’abord gêné. J’avais de la sympathie pour les petits artisans des plaisirs de bouche – j’ai regretté qu’ils jouent aux marchands de luxe. Puis le rapprochement m’a paru doué de sens: sans le vouloir, ils ont éveillé ma méfiance, m’ont fait m’interroger sur l’origine des produits utilisés, les conditions de travail en amont (les salaires de misère dans la filière du cacao, l’exploitation d’enfants-esclaves). Il est vrai qu’une fois franchi le seuil de la boutique, les papilles se mettent à vibrionner, les cils à papillonner. Mille senteurs délicieuses viennent vous chatouiller les narines. Mais on peut en découvrir d’autres, beaucoup plus suggestives.

Celle de l’œuf pourri, par exemple. C’est rare, mais c’est arrivé une fois au moins: le 10 octobre dernier, dans l’une des arcades bâloises du groupe Läderach. Une boule puante y a été lancée, entraînant sa fermeture pendant 48 heures. Un communiqué accompagnait le geste: «Läderach stinkt zum Himmel». Une allusion à l’engagement des propriétaires contre l’avortement et les droits des gays; ce qui «pue jusqu’aux cieux», pour les auteurs de l’action, c’est donc leurs liens étroits avec les milieux évangéliques ultraconservateurs et homophobes. Le sulfure d’ammonium venait rappeler qu’il n’y a pas que le diable qui peut péter soufré.

L’homophobie religieuse va parfois bien au-delà de simples prises de position, n’hésitant pas à se montrer assassine. A Genève, plusieurs palaces se pressent sur les bords de la rive droite; parmi eux, le Richemond, qui de 2011 à 2017 a fait partie du groupe Dorchester Collection, propriété de Hassanal Bolkiah, sultan de Bruneï, dont la piété est si grande qu’il a tenu à réinstaurer la charia dans son petit pays, avec comme cerise sur la praline la mort par lapidation pour adultère ou homosexualité. Des appels au boycott de la chaîne ont été lancés. Ce qui n’est pas gentil: derrière ces nobles façades comme dans les arrière-boutiques des chocolatiers, il y a en effet des gens qui souffrent. Johannes Läderach s’en est plaint: «il n’est pas juste que les employés vivent dans la peur». En mai 2014, le directeur général de Dorchester Collection, François Delahaye, faisait chorus en soupirant à l’AFP: «les seules personnes qui vont être affectées par ce boycott, ce sont les 3500 salariés du groupe, certainement pas le sultan». Car de même que les politiciens pris la main dans le sac ou sous le jupon ont aussitôt une pensée émue pour leur malheureuse famille, les entreprises qui puent quand on en soulève le couvercle versent illico pour leurs salariés, non une prime supplémentaire en fin de mois, mais une petite larme bien hypocrite.

Elles ne leur donneront pas pour autant la parole, alors même qu’ils auraient peut-être des choses à dire, eux aussi, sur leurs conditions de travail. Ils resteront muets. Comme nos rues, avec leurs façades impassibles, leurs vitrines inodores. Et je rêve du jour où l’on verra le sang suinter de certains murs, où la puanteur cachée s’exhalera enfin de tels commerces, où des cris jusqu’ici étouffés jailliront des étages ou du sous-sol: où nos «belles villes» suisses montreront, à vif et crûment, toutes les petites ordures et les grandes horreurs qu’elles essaient de masquer sous un visage empreint de tant de dignité!

Notre chroniqueur est écrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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