Chroniques

Malaise

Mauvais genre

Des déprédations diverses pour un coût avoisinant les 56 000 francs en 2018 – murs tagués, toilettes insalubres… Mais aussi du trafic de drogue; de la mendicité en bibliothèque; des SDF passant la nuit dans les couloirs; l’irruption inopinée d’inconnus dans des bureaux ou un ascenseur. Il régnerait un véritable «malaise» à l’Uni Mail de Genève, selon la Tribune du 16 décembre dernier.

Les faits décrits ne sont pas totalement nouveaux. En tant que lieux ouverts (et qui l’étaient autrefois même durant la nuit), les bâtiments universitaires ont vu défiler bien des visages étrangers au monde académique. Je me souviens de figures pittoresques, de scènes cocasses, comme ce faux évêque aux calottes diversement colorées qui vitupérait les protestants; ou cette ancienne «grand reporter» de Paris Match (tout à fait authentique, elle) qui, un jour, giflée par son fils (lequel hantait les couloirs avec elle), injuria ceux qui voulurent prendre sa défense: «Il en a suffisamment reçu quand il était môme, c’est bien son tour, non?»

Mais avec les années, le cortège est devenu plus sombre. Jadis, les problèmes étaient surtout d’ordre psychologique; ils me semblent être d’abord sociaux, à présent. Et il y a longtemps que je n’ai plus eu envie de rire.

Un assistant en droit interrogé par la Tribune mentionnait le cas d’un homme qu’il avait surpris en train de se laver le corps dans les toilettes d’Uni Mail. Sans doute est-ce celui qui, durant des années, s’est livré à ces mêmes ablutions, à côté de mon bureau, au premier étage de l’Aile Jura des Bastions, avant que nous en soyons chassés par les travaux. Je le rencontrais presque chaque soir, entre 7 et 8. Je le saluais; il m’ignorait, jusqu’à ce jour où il me foudroya d’un «On ne se connaît pas!» Il n’avait pas tort. Nous évoluions dans deux mondes séparés – lui, l’homme de la rue, surgissant là comme en contrebande; moi, l’homme installé, qui détenais les clés des portes voisines. Je fis dès lors comme si je ne le voyais pas. C’est ce qu’il souhaitait, je suppose. Mais je n’ai pas cessé de m’interroger. Pourquoi faire sa toilette dans des conditions aussi inconfortables, avec un lavabo d’où ne coulait que de l’eau très froide, et une porte qu’il essayait vaille que vaille de maintenir fermée? J’avais imprimé la liste des rares lieux où l’on pouvait prendre une douche gratuitement; je n’ai jamais osé la lui remettre: il avait certainement ses raisons pour ne pas les fréquenter. Je me suis aussi souvent demandé ce qui attirait ces êtres marginalisés dans des lieux a priori austères. Pour certains, autrefois, il était clair qu’il y avait une jouissance à franchir le seuil du «temple du savoir». Aujourd’hui, je verrais plutôt un toit qui fait défaut; ou la recherche d’une foule animée, jeune, plus tolérante que celle des artères commerçantes, et en laquelle on puisse avoir l’illusion de se fondre.

Deux courriers de lecteurs ont réagi à l’article de la Tribune. L’un (d’un étudiant) relativisait les faits, s’élevait contre le terme de «malaise» employé par la journaliste: lui-même n’en voyait pas. L’autre (de collaboratrices de l’enseignement) s’en prenait plutôt à ce qui pourrait passer pour de l’ostracisme. Au premier, j’aurais envie de répondre qu’il doit y avoir malaise. Considérer comme normal que des mendiants, des sans-logis en soient réduits à chercher refuge dans des lieux dont la vocation première est tout autre, c’est d’une certaine façon fermer les yeux sur une situation révoltante. Le risque serait même qu’on s’en contente: après tout, pourquoi résoudrait-on les problèmes que rencontre cette population? L’Université offre une soupape de sûreté qui ne fonctionne pas trop mal…

Les enseignantes et chercheuses insistaient, quant à elles, sur le caractère public de ces bâtiments. J’avoue que je ne me réjouis pas trop de les voir transformés en Cour des miracles. Mais plus largement, je m’interroge sur cette notion de «lieu public»: on a l’impression que l’Université devrait être totalement ouverte, pour tous usages – un peu comme le sont devenues les gares. Or l’effet paradoxal de cette conception est qu’on assiste alors à des formes de privatisation de l’espace: éphémères, pathétiques, lorsque des exclus cherchent à se créer quelque chose comme des niches protectrices dans certains endroits plus ou moins isolés; mais parfois plus difficilement acceptables, comme j’ai pu le constater dans une bibliothèque municipale genevoise qui laisse notamment s’installer (gratuitement?) des répétiteurs, lesquels donnent (contre rémunération) de longues et parfois bruyantes leçons particulières, empêchant toute possibilité de concentration pour ceux qui voudraient y lire ou y travailler.

Un malaise, donc? Oui, pour ma part, je le ressens assez fortement. Et je crois qu’en l’occurrence il est nécessaire de l’éprouver, pour s’interroger sur des faits de société qui sont porteurs, chacun à sa façon, d’une certaine forme de violence.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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