Contrechamp

Les croque-morts de 1989

Trente ans après la chute du mur de Berlin, les événements de 1989 ont été réduits à la victoire du capitalisme sur le communisme dans le discours dominant. Une lecture qui trouve curieusement écho chez les nostalgiques de l’URSS. Pour Antoine Chollet, politologue et militant, «juger 1989 à l’aune des régimes [qui ont succédé au bloc de l’Est] est malhonnête».
Les croque-morts de 1989
Antoine Chollet: «Les rassemblements populaires en Allemagne de l’Est montraient que l’aspiration y était d’abord démocratique, et que la société de consommation marchande ne faisait rêver personne.»; photo: des Berlinois de l’Est franchissent en voiture le check-point Charlie, acclamés par les habitants de Berlin-Ouest, le 10 novembre 1989. KEYSTONE ARCHIVES
Histoire 

Le 9 novembre 1989, le peuple de Berlin, qui croupissait dans la soi-disant République démocratique allemande depuis plus de quarante ans, abattait pacifiquement un pouvoir qu’on avait cru jusqu’ici formidable. Avec une rapidité et un calme stupéfiants, la puissance qui avait terrifié l’Europe pendant des décennies s’écroulait comme un château de cartes, sans résistance, comme l’édifice vermoulu qu’elle était devenue à l’insu de presque tout le monde.

Les premières manifestations avaient commencé en Lituanie en août 1988, mais c’est en Allemagne qu’elles se sont transformées en soulèvement populaire, d’abord à Leipzig à partir du 4 septembre et ensuite, comme une traînée de poudre, dans toute l’Allemagne de l’Est, jusqu’à ce jour extraordinaire où le mur, construit en 1961, s’est ouvert.

On a gardé de ces événements des souvenirs historiques. On pense bien sûr aux images du peuple berlinois juché sur ce mur honni, aux panneaux de béton abattus les uns après les autres, aux Trabant passant les check-points pour aller voir l’autre côté. On pense aussi, souvenirs musicaux immensément émouvants, au violoncelliste russe Mstislav Rostropovitch, qui avait fui l’URSS en 1974, jouant Bach devant le mur le 11 novembre. Ou, un peu plus tard, à l’immense chef Rafael Kubelik, qui avait lui fui la Tchécoslovaquie après le coup d’Etat communiste de 1948, de retour pour la première fois à Prague et dirigeant, en présence de Václav Havel, Ma Patrie de Smetana en ouverture du festival de printemps à la fondation duquel il avait lui-même participé quarante-quatre ans plus tôt.

Ces images restent légitimement gravées dans les mémoires comme autant de symboles de la victoire de la liberté sur la tyrannie, de la démocratie sur l’autoritarisme, et de l’immense mouvement populaire qui a rendu cette victoire possible. Vouloir faire autre chose de 1989, c’est manquer du sens historique le plus élémentaire.

Le défilé des croque-morts

Cependant, aujourd’hui, certain-e-s souhaitent enterrer 1989 en lui déniant son caractère essentiellement démocratique. Dans cet exercice, il existe deux genres de croque-morts, également malfaisants.

Les premiers sont ceux qui assurent qu’en 1989, c’est le capitalisme qui a vaincu le communisme, et que la chute du mur, puis de l’ensemble du bloc de l’Est, signifie en réalité la «fin de l’histoire», comme l’avait sinistrement annoncé l’intellectuel conservateur nord-américain Francis Fukuyama.

Le capitalisme libéral a gagné la guerre idéologique et met ainsi fin à l’aventure humaine; à partir de lui ne peuvent exister que des régressions. Ces croque-morts ne se sont pas contentés cependant de se réjouir de la mort du communisme, qui n’était au fond que la disparition de l’image grotesque qu’en donnaient les régimes de l’Est (ce qui apparaît avec évidence à quiconque ayant lu ne serait-ce qu’une ligne des figures qui, au XIXe siècle, ont inventé le terme et ont lutté pour l’avènement de cette nouvelle société).

Ils en ont en effet profité pour éliminer dans le même mouvement la social-démocratie. Celle-ci avait à vrai dire déjà subi des défaites extrêmement graves, en 1973 au Chili, au début des années 1980 en Angleterre (quand le gouvernement Thatcher a mis au pas les mineurs) et aux Etats-Unis (avec la grève des contrôleuses-eurs aérien-ne-s en 1981), en 1986 avec l’assassinat d’Olof Palme en Suède, mais aussi, de l’autre côté du rideau de fer, en 1980 en Pologne avec la répression contre Solidarnosc 1> A ce sujet, on pourra lire le bel hommage à Karol Modzelewski que Vincent Présumey a rédigé à l’occasion de sa disparition ce printemps: blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/140819/le-legs-du-cavalier . La tradition social-démocrate, démocratique parce que socialiste, socialiste parce que démocratique, a été attaquée au moins aussi violemment que les régimes de l’Est, et elle l’a été de part et d’autre du rideau de fer, par la droite comme par les ­stalinien-ne-s.

Capitalisme sans adversaires

Ce que ces fossoyeurs pensent prouver par la chute de l’URSS et de ses satellites, c’est l’inanité du rêve d’une autre société et l’absurdité de s’organiser en partis, en syndicats et en associations pour la faire advenir. C’est l’idée énoncée par Margaret Thatcher qu’il n’y aurait pas d’alternative, répétée ensuite par l’historien François Furet, l’un des acteurs majeurs du tournant conservateur de la vie intellectuelle française dans les années 1980, dans Le passé d’une illusion: «nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons»2>François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995, p. 572. .

Cette idée de cauchemar, véritable négation de toute l’histoire humaine, fait comme si les événements de 1989 lui offraient l’illustration de son bien-fondé. Or les rassemblements populaires en Allemagne de l’Est montraient au contraire que l’aspiration y était d’abord démocratique, et que la société de consommation marchande ne faisait rêver personne.

Cette lecture de 1989, largement dominante évidemment, trouve un étrange écho chez celles et ceux qui devraient pourtant en être des adversaires résolus, à savoir tous les nostalgiques de l’URSS. A cet égard, il faut rappeler la monstrueuse corruption du langage qui fait, encore aujourd’hui, nommer «soviétique» le totalitarisme qui s’est développé en Russie à partir des années 1930, alors qu’il était la négation la plus résolue de ce principe.

Les régimes de l’Est n’étaient ni communistes, ni socialistes, ni soviétiques, et n’avaient rien de commun avec des «démocraties populaires», quel que soit le sens que l’on donne à cette notion. Pour cette seconde catégorie de croque-morts, la chute du bloc de l’Est a laissé le capitalisme sans adversaires et lui a permis d’infliger au mouvement ouvrier partout dans le monde les défaites catastrophiques de ces dernières décennies.

Deux erreurs fondamentales

C’est, en gros, le discours de tout ce qui reste de partis communistes dans les anciens pays de l’Ouest, mais on le retrouve également ailleurs depuis quelques années. Or il repose sur deux erreurs fondamentales.

La première est de considérer que ces attaques auraient commencé après 1991, alors qu’elles étaient déjà largement engagées dès le début des années 1970. Les apologues de ce qu’il est convenu d’appeler le néolibéralisme n’ont pas attendu la disparition de la «patrie des travailleurs» pour commencer leur combat contre les syndicats et les partis de gauche dans tous les pays.

La seconde, qui est plus grave, c’est que l’URSS, avec le visage grimaçant qu’elle présentait au monde au moins depuis la période stalinienne, n’a jamais soutenu les luttes ouvrières où que ce soit, ni chez elle évidemment – elle les réprimait férocement –, ni hors de ses frontières. Il suffit de rappeler l’action criminelle des communistes durant la guerre d’Espagne, ou la répression sanglante des révoltes ouvrières à Berlin en 1953, en Hongrie en 1956, ou l’attentisme du Parti communiste français et de son relais syndical, la CGT, en Mai 1968, pour s’en convaincre.

Par son action et le modèle désastreux qu’il a représenté durant des décennies, le régime russe et ses Etats satellites ont constitué une entrave pour l’activité du mouvement ouvrier partout dans le monde, et nullement un appui ou un barrage face à ses adversaires. La déploration de la disparition de l’URSS réactive cette vieille image du «socialisme par en haut» qu’avait fort bien décrit Hal Draper en 1966, à savoir «le socialisme imposé de l’extérieur» 3>Hal Draper, Les deux âmes du socialisme, Paris, Syllepse, 2008.

Elle correspond à la recherche désespérée d’un paradis socialiste qui, de l’étranger, viendrait l’implanter dans chacun de nos pays. On a bien cherché des paradis de substitution, à Cuba ou ailleurs en Amérique latine. D’autres croient maintenant le voir réapparaître en Chine voire, pour les plus aveugles, en Russie même. Mais l’idée qu’un pays était naturellement placé à la tête de la révolution mondiale du fait de son histoire a en effet disparu en 1991, et cela, aucun-e militant-e socialiste et démocratique ne peut le regretter. La disparition de l’incroyable fardeau que constituait l’URSS pour les mouvements socialistes et communistes a justement été saluée par toute la gauche démocratique, partout dans le monde.

Un événement ne se juge pas uniquement par ses conséquences

Le propre d’un événement est certes d’être imprévisible, mais aussi que ses conséquences n’en épuisent pas le sens. Les systèmes politiques et économiques qui ont pris la place des anciens régimes de l’Est, mélange de kleptocratie, d’affairisme, de corruption et de fascisme montant, ne doivent pas être considérés comme les héritiers légitimes des révoltes populaires de 1989. Ils témoignent bien davantage de la récupération opportuniste de ces dernières par une partie des apparatchiks locaux, avec l’aide intéressée des Etats de l’Ouest.

Il y a bien sûr des exceptions plus ou moins heureuses – Havel en République tchèque, Walesa en Pologne, Orban en Hongrie, qui avaient été des opposants sous le joug russe – mais ni Eltsine, ni Poutine, ni Loukachenko en Biélorussie, ni Iliescu en Roumanie n’avaient été des dissidents avant 1989, c’est le moins qu’on puisse dire.

Juger 1989 à l’aune des régimes qui ont pris la place des anciennes «démocraties populaires» est aussi malhonnête que de condamner la Révolution française à cause de Thermidor ou de Bonaparte, la Révolution russe à cause de Staline, ou la Révolution iranienne à cause des Mollahs. L’histoire n’était pas écrite en 1989-1990, et si l’Europe de l’Est a basculé dans un ­capitalisme tout à la fois débridé et étatisé, c’est bien plutôt parce que les forces de gauche à l’Ouest n’ont pas compris l’occasion historique qui était offerte de renverser le cours des ­événements. Nous le payons encore aujourd’hui.

* Membre de la rédaction de Pages de gauche.

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