Histoire

Héros tragique des fonds dormants

En 1997, Christoph Meili a récupéré des documents destinés à la broyeuse d’une banque zurichoise.
Héros tragique des fonds dormants
Christoph Meili, ici chez lui à Wil, a participé brièvement à la «grande» histoire, avant de retourner à l’anonymat. RTS
Seconde Guerre mondiale

Il a été conspué en Suisse, puis porté aux nues aux Etats-Unis, avant de tout perdre ou presque. Aujourd’hui, à 51 ans, il est au chômage. C’est le résumé, forcément partiel, du parcours de Christoph Meili, qui, de Baden à New York en passant par Zurich, puis de la Californie à Wil (SG), où il réside aujourd’hui, a croisé les aléas de la grande histoire. «Je peux enfin, à nouveau, respirer», confie-t-il.

Le visage frêle et timide de Christoph Meili était apparu dans les médias le 14 janvier 1997: cet agent de sécurité d’une entreprise l’ayant délégué à l’Union de Banques Suisses avait en effet, quatre jours auparavant, récupéré deux volumes d’archives bancaires destinées à être déchiquetées. Or, un mois plus tôt, en décembre 1996, une loi interdisant la destruction d’archives ayant un rapport avec les fonds en déshérence, réclamés par les victimes du nazisme et leurs descendants, était entrée en vigueur.

«Je le savais et j’avais déjà repéré, lors de mes rondes nocturnes, des archives dont je pensais qu’elles relevaient de la catégorie concernée», explique Christoph Meili. La sortie d’un nouveau documentaire, diffusé ce dimanche sur RTS 2 et visible ci-dessous, est l’occasion, pour le quinquagénaire, de se remémorer ces événements. Licencié, soupçonné d’atteinte au secret bancaire, Christoph Meili avait accepté l’invitation du sénateur républicain Alfonse d’Amato, de New York, de venir s’établir aux Etats-Unis.

Victimes suisses dans les camps

Des centaines de Suisses ont été déportés dans les camps de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. Nombre d’entre eux y sont décédés. Un nouvel ouvrage met en lumière cet aspect méconnu de l’histoire.

Selon les auteurs de Die Schweizer KZ-Häftlinge (NZZ Libro), 391 femmes et hommes de nationalité suisse ont été incarcérés dans un camp de concentration nazi. Motifs d’arrestation: la religion juive ou leur opposition au régime. L’ouvrage établit que 201 de ces personnes y sont mortes. Le même sort a touché 255 de 328 autres personnes, nées en Suisse mais sans en posséder la nationalité. Les auteurs estiment que les autorités suisses auraient pu faire beaucoup plus pour leur venir en aide, y compris après la guerre, pour celles qui sont revenues en Suisse.

En 2018, l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE) a demandé la réalisation d’un mémorial en souvenir de ces victimes méconnues «Aucun conflit violent n’a fait autant de morts suisses ces 200 dernières années», avait écrit l’OSE. AG

«J’avais peur pour ma famille, en Suisse», rappelle-t-il. A l’époque, la communauté juive de Suisse est divisée sur l’attitude à adopter face à l’intransigeance des réactions américaines. Le soutien, Christoph Meili le trouve au sein de communautés juives à l’étranger. «Aujourd’hui encore, j’ai des bons contacts avec ces communautés, en Israël et en Russie notamment», note-t-il.

Pertinence pas établie

La pertinence des documents «sauvés» est aujourd’hui encore sujette à caution. Pour le Conseil d’Etat zurichois, elle est en revanche quasi nulle. En 1998, en réponse à un député qui demandait la réouverture de l’enquête pénale contre l’ex-vigile – la première avait été classée et Christoph Meili, conseillé par un avocat américain, réclamait 2,56 milliards de dollars de réparation –, le gouvernement cantonal avait répondu que «les documents concernés ne contenaient que des informations rudimentaires» et de plus, datant d’avant la période nazie.

Mais sur sol américain, Christoph Meili est considéré comme un héros. On le présente à Steven Spielberg, entre autres stars. Installée en Californie, la famille déchantera toutefois rapidement. L’argent diminue. Christoph Meili bénéficie d’une inscription gratuite dans une université de renom, mais ne parvient pas à étudier. Divorce, remariage, nouveau divorce et toujours des difficultés à nouer les deux bouts. Finalement, il rentre en Suisse, seul, en avril 2009.

Réitérerait-il son geste? «Oui, absolument, répond-il, même si j’ai fait des burn-out, recouru deux fois à l’aide sociale. Je suis aujourd’hui, pour la cinquième fois, au chômage. Mais grâce notamment à ma troisième épouse et à l’Eglise évangélique que nous fréquentons, je vais mieux.»

La journaliste Gila Blau, qui l’a épaulé dès le début, est restée en contact avec lui. «Je n’ai jamais douté de ses intentions et de sa sincérité», explique-t-elle. Les leçons des événements ont-elles été tirées? Pour Christoph Meili, tout n’a pas été dit sur la Banque fédérale, un institut qui a fait des affaires en Allemagne, repris par l’ancienne UBS en 1945. Gila Blau, de son côté, souligne la nécessité de protéger les lanceurs d’alerte. «Rappelez-vous comment ce jeune homme de 29 ans, père de deux petits enfants, a été considéré comme un traître pour son geste courageux, perdant son travail d’un jour à l’autre. Si les banques n’avaient pas eu cette réaction épidermique, et sûrement typiquement suisse, de dire qu’elles n’avaient commis aucune erreur, si l’UBS de l’époque avait remercié Christoph Meili au lieu d’en faire le méchant de l’histoire, le destin de ce dernier aurait été très différent. Je rappelle en outre que les banques ne se sont jamais excusées.» LA LIBERTÉ

Fonds en déshérence, trois années de crise aiguë

1995, année du 50e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le sort des avoirs des victimes redevient brûlant. De nombreux articles paraissent, les Etats-Unis se mêlent au débat. Une plainte collective portant sur 20 milliards de francs est déposée. Le Conseil fédéral crée une «task force», dirigée par Thomas Borer, le 25 octobre 1996 et le Parlement instaure une Commission indépendante d’experts internationaux (CIE), sous la houlette de Jean-François Bergier, en décembre 1996. Une année plus tard, UBS et SBS fusionnent. Elles ont besoin de l’accès au marché américain et signent le 12 août 1998 un accord portant sur la restitution de 1,25 milliard de dollars. Le rapport final de la CIE est présenté le 22 mars 2002.

Membre de la CIE, l’historien bâlois Jacques Picard, auteur de l’ouvrage La Suisse et les Juifs, 1933-1945 (Editions d’En Bas), se souvient de l’éclatement des événements autour de l’ancien vigile Christoph Meili. «La banque a réagi de façon totalement erronée. Elle aurait dû lui présenter des excuses et lui proposer un travail, commente-t-il. En l’excluant, les banques suisses l’ont jeté dans les bras de ceux qui allaient les critiquer le plus violemment.» Selon l’historien, la mauvaise volonté de l’ancienne UBS s’est confirmée par la suite: «Elle nous avait fourni un vieux répertoire en papier pour nos recherches, mais nous avons ensuite découvert qu’elle avait déjà digitalisé une partie des archives.»

Quelles ont été les conséquences de cette crise? «Il avait été sacrilège de remettre en question le secret bancaire pendant des décennies. Mais quelques années plus tard, sous la pression extérieure, c’est allé extrêmement vite.» L’historien se souvient aussi que, «après la conclusion de l’accord en 1998, l’intérêt de l’opinion publique s’était évanoui. Nous avions enfin pu travailler calmement.» A noter que c’est grâce à Jacques Picard que 25 volumes complémentaires ont été publiés. «Les membres étrangers de la CIE ont soutenu ma demande, rappelle l’historien. J’aurais quitté la commission si ces publications n’avaient pas été acceptées.» Les recherches de la CIE continuent à nourrir le travail des historiens. AG

 

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