Une «Europe puissance» en panne de dessein
A Bruxelles, et pendant sept décennies, certains mots ont été bannis du lexique des fonctionnaires des institutions de l’Union européenne (UE). Les utiliser – sauf si c’était pour les vilipender – était aussi inconvenant que d’arriver dans un cocktail vêtu d’un smoking blanc maculé de taches de graisse. Parmi ces mots, il en est un qui vient de faire un spectaculaire retour en grâce chez une partie du personnel politique, c’est celui de souveraineté. Mais pas de n’importe quelle souveraineté, seulement si elle est européenne… Ce qui conduit à remettre en cause les espaces de souveraineté nationale qui subsistent encore dans l’UE.
Il ne faut pas oublier que la politique monétaire (avec l’euro), la politique budgétaire, la politique commerciale et la politique de la concurrence échappent presque totalement au contrôle des gouvernements et des citoyens des Etats membres de l’UE. Avec ses plaidoyers récents en faveur de la «souveraineté européenne», Emmanuel Macron entend élargir aux domaines régaliens (diplomatie, défense) le périmètre de ce fédéralisme économique et financier déjà très avancé, mais qui ne dit pas son nom. Il a trouvé une alliée en la personne de la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui prendra ses fonctions le 1er décembre. Ancienne ministre allemande de la Défense, elle a avancé un concept qui ne fait pas – et de loin – l’unanimité à Berlin, celui d’un exécutif européen «géopolitique».
Jamais, jusqu’à ce jour, les institutions et les gouvernements européens n’avaient raisonné publiquement en termes de géopolitique mondiale, donc avec les attributs de la souveraineté. Les deux axes traditionnels de l’action extérieure de l’UE étaient l’atlantisme – l’alignement sur Washington et le statut de bon élève de l’OTAN – et le libre-échangisme, outil de dumping social dans les pays industrialisés et de mise sous tutelle des pays pauvres. Au nom de «l’Amérique d’abord», Donald Trump a brutalement tiré un trait sur ces principes et laissé orphelins les dirigeants européens qui regrettent le confort de la servitude volontaire.
C’est ce vide de la réflexion stratégique qu’Emmanuel Macron veut combler en développant l’idée d’une «Europe puissance» dont la présidente de la Commission rappelle l’envergure: «Nous sommes une puissance de 500 millions de personnes, la deuxième plus grande économie du monde. Nous devons être conscients de cette force.» La question est de savoir quelles sont les politiques que cette force permettrait de mener, et quel niveau de confrontation avec les Etats-Unis l’UE serait prête à accepter.
Par exemple, sur les dossiers ultrasensibles des relations avec la Russie et l’Iran, les signaux sont contradictoires: d’un côté, Emmanuel Macron affirme que «l’Europe disparaîtra» si elle échoue à réincorporer Moscou dans le grand jeu européen; d’un autre côté, tout en invitant en août dernier le ministre des Affaires étrangères iranien au G7 de Biarritz et en protestant contre le retrait des forces américaines de Syrie – véritable trahison qui laisse le champ libre à l’armée turque contre les Kurdes syriens –, il entretient l’illusion que Donald Trump pourrait revenir sur la sortie des Etats-Unis de deux accords historiques dont la France est signataire: celui de Paris sur le changement climatique et celui de Vienne sur le nucléaire iranien. Dans les deux cas, la prise de distance avec Washington a ses limites… Et ce n’est pas la déclaration du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, selon qui «il va falloir réfléchir à la relation transatlantique» qui impressionnera le président américain…
En fait, il manque un grand dessein à une Europe puissance. Il est navrant que le futur haut représentant pour la politique extérieure et la sécurité de l’UE, l’Espagnol Josep Borrell, raisonne prioritairement en termes de renforcement des capacités militaires de l’Union. Il faut, selon lui, «apprendre à utiliser le langage de la force», mais il n’en tire pas les conséquences sur les rapports avec l’OTAN. C’est pourtant cette organisation qui constitue aujourd’hui le principal obstacle à une affirmation de la souveraineté européenne.
L’UE aurait une belle occasion de retrouver un minimum de crédit si elle s’attaquait frontalement aux questions qui surplombent toutes les autres: les périls mortels du réchauffement climatique et de la destruction de la biodiversité, amplement documentés dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). On objectera à juste titre que les politiques néolibérales dont l’UE s’est faite le vecteur au niveau planétaire, notamment via les accords de libre-échange, sont contradictoires avec les mesures qu’imposerait l’urgence écologique. Mais au fur et à mesure que se développera, surtout chez les jeunes, une claire conscience de la «finitude» des ressources de la planète, le «capitalisme vert» apparaîtra pour ce qu’il est: une mystification. C’est pourquoi toutes les luttes écologiques, y compris celles menées dans des cadres idéologiques, politiques ou institutionnels hostiles, ne doivent pas faire l’objet d’un «tri sélectif». Les chercheurs du GIEC mettent en garde contre le franchissement de seuils d’irréversibilité dans de nombreux domaines de la vie sur Terre. Et le temps politique prend chaque jour davantage de retard sur le temps climatique…
L’auteur est secrétaire général de Mémoire des luttes, président d’honneur d’Attac, www.medelu.org