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La patte sur le cœur

Doyen des comédiens romands, Jean Vigny, né à Genève en 1919, fêtera ses 100 ans ce 5 octobre. Une vie marquée par une longue carrière théâtrale, des émissions radiophoniques satiriques, plusieurs rôles au cinéma et de nombreux téléfilms. Sylviane Baillif lui rend hommage.
La patte sur le cœur
Jean Vigny et Vicky. MARIA LOUREIRO
Hommage

Jean Vigny a cent ans. Bonne fête, Jean! Longue vie! Ce n’est pas qu’un passé qui a fait de cet homme charmant et charmeur l’acteur de renom que bien des personnes ont apprécié, notamment et d’abord à Radio-Genève: en ce temps – désormais éloigné – où des comédiens pouvaient vivre de leur travail et réunir une communauté d’auditeurs qui s’apparentaient grâce au seul son d’une voix, la sienne, et celles de ses partenaires, sans aucune nécessité de voir l’acteur. C’est aussi une expérience de l’enfance qui a ouvert un avenir singulier et qui continue à entretenir des étonnements et des découvertes à un grand âge selon la description qu’en fait Cicéron dans Caton l’Ancien.

Jean dut s’éloigner de Genève par la volonté de ses parents l’ayant puni d’une manière disproportionnée, vu d’aujourd’hui. Or cette punition a favorisé en lui un désir d’évasion, un besoin d’éclosion, pulsions qui l’ont entraîné à Paris où sa carrière de comédien s’est heureusement développée. Ce portrait de face où l’on voit l’artiste caché dans un micro, où l’on observe l’enfance croissant dans l’adulte, peut être retravaillé selon plusieurs profils tant Jean Vigny est un seul homme et plusieurs à la fois, eu égard à ses talents. Je retiendrai cet angle de vue qui me touche: Jean a aimé sa femme Marine et continue à séjourner dans cet amour. Il s’est fait chantre et peintre de son épouse. Dans ses tableaux se reflète en effet son admiration pour elle et son bonheur enclos dans un petit cadre, son écrin.

Ce couple soudé et libre a eu un chien, Edie, véritable partenaire de scène qui reconnaissait cent vingt mots aux seules inflexions et expressions de la voix. Face aux déboires de la vie, cet animal lui était une consolation, lui redonnait confiance. Aujourd’hui, lorsque Jean se repose, son chat Vicky pose sa patte sur le cœur du centenaire, aux heures parfois pénibles livrées par la vieillesse aux mortels. En voyage au Maroc, Marine et Jean avaient acheté et transporté à Genève (en bateau puis en train) un cheval arabe maltraité par ses propriétaires venus d’Europe. Ce cheval entier – il s’agit d’un animal non castré – n’avait pas ici l’autorisation légale de monter une femelle. Il n’a pas supporté le climat malgré tous les soins prodigués (un médicament arrivait régulièrement de l’Institut Pasteur). Il a fallu l’endormir. Jean entrait dans le box où l’animal restait couché et cette attitude non habituelle montrait combien tous deux s’aimaient. Un couple soudé et libre, uni par le respect dû aux animaux.

Le plus inattendu au plan du souci qu’un homme ou une femme peut se faire au regard du destin des êtres fragiles est cette petite histoire dont je fus le témoin. Lors d’un repas au restaurant avec Marine en compagnie de l’ami Armand Magnin et de Serge, une mouche rate son atterrissage sur le bord de l’assiette de Jean dans laquelle il y a des spaghettis alla carbonara: ses ailes sont pitoyablement collées dans le gras de la sauce. Jean saisit un cure-dents, retourne et dégage très délicatement avec un petit bout de papier la musca domestica et passe ensuite un doigt mouillé sur le dos de l’insecte. Les amis, attendris, sourient. Quelques instants plus tard, la mouche prend son vol, sauvée d’une mort certaine.

Je vois dans ce comportement toute la sensibilité de Jean: saisir grâce aux animaux une occasion de manifester sa générosité et pouvoir offrir aux spectateurs du théâtre cette éminente qualité.

L’auteure est de Genève.

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