Chroniques

Mort d’un tueur

En coulisse

L’émotion suscitée par la mort de Jacques Chirac soulève bien des interrogations. Voilà un politicien plutôt médiocre, arriviste et magouilleur, transformé du jour en lendemain en icône nationale et internationale. Malgré quelques «zones d’ombre» que deux trois articles de bas de page veulent bien concéder, l’heure est à l’hagiographie et à la nostalgie. Chirac symboliserait le bon vieux temps des politiciens proches du peuple, entièrement tournés vers la chose publique, «amoureux de la France» et de ses habitants, qui le lui rendent bien.

D’après un sondage publié le 29 septembre dans le Journal du Dimanche, Chirac serait devenu, à égalité avec le général de Gaulle, le président préféré des Français. Même Mélenchon verse sa larme. N’en jetez plus! C’est oublier que sous ses airs bonhommes, sa chaleur humaine apparente et son amour du terroir se trouvait un homme à l’appât du gain vorace, dont les abus de pouvoir et détournements de fonds n’ont rien à envier à ceux des Balkany. Mais ces aspects-là le différencient finalement assez peu des frasques auxquelles nous ont habitués de nombreux dirigeants de par le monde, toutes époques confondues.

Il est moins connu que Chirac fut, dès son entrée en politique, un homme-clé du lobby militaro-nucléaire qu’il servit avec une efficacité redoutable. La reprise des essais nucléaires, parfaitement absurde et dévastatrice, ne répondait qu’à la nécessité de satisfaire ses mentors. On recommandera sur cet aspect de son parcours l’ouvrage de François-Xavier Verschave Noir Chirac (éd. Les Arènes, 2002). Mais c’est avant tout son rôle en Afrique qu’il faut rappeler au grand public, rôle qui aurait dû en toute logique lui valoir un procès pour complicité de crimes contre l’humanité. Dans la mesure où, en Occident, la question des droits humains en Afrique suscite moins d’intérêt que les problèmes de crottes de chien sur les trottoirs, on ne s’étonnera pas que la chose fût à peine relevée par les médias, voire pas du tout.

Ainsi le journal Libération, dans son numéro spécial Chirac, ne traite à aucun moment cette question. Pourtant, de l’aveu des rédactions elles-mêmes, la nécrologie de Chirac était prête depuis longtemps! Personne pour rappeler l’impardonnable: la complicité personnelle de Chirac avec les dictateurs les plus sanguinaires d’Afrique de l’Ouest. On ne parle pas là de soutien lointain ou de realpolitik lambda avec quelques dommages collatéraux. On parle de complicité active, de recel en bande organisée, de massacres couverts ou coréalisés, d’assassins armés et soutenus jusqu’au bout des ongles. On parle de l’implication personnelle d’un homme, Jacques Chirac, qui entretint tout au long de sa carrière des relations d’amitié avec les tyrans locaux pour assouvir sa quête de pouvoir, son enrichissement, et le besoin de domination de la France sur l’Afrique.

On a déjà raconté dans différentes chroniques les turpitudes de la Françafrique. Rappelons rapidement que le système fut instauré par un homme de l’ombre du général de Gaulle, Jacques Foccart; que ce système consistait à mettre en place des dictateurs à la solde de Paris, à écraser toute velléité de démocratisation et de développement en Afrique de l’Ouest et à garantir la mainmise de la France sur le continent, devenu terrain de jeu des politiciens, grands patrons et barbouzes français. A ce jeu-là, Chirac était le champion. Sitôt élu président, il rappela Foccart à ses côtés.

Chirac était la quintessence de la Françafrique. Il a sur les mains le sang de milliers d’Africaines et Africains morts de misère ou assassinés par les polices de ses amis dictateurs équipées avec du matériel français ou par leurs armées formées par les militaires français. La liste est trop longue. Rappelons quelques épisodes révélateurs: en 1999, après qu’une enquête d’Amnesty International eut pointé la responsabilité criante de l’armée togolaise dans l’assassinat de militants de l’opposition démocrate dont les corps torturés flottaient dans la mer, le président Chirac prit l’avion pour se rendre à Lomé assurer le dictateur Eyadema (mis en place trente ans plus tôt par Foccart à la faveur d’un coup d’Etat sanglant) de son amitié et déclara sans peur qu’Amnesty se livrait à «une opération de ­manipulation».

En 1988, alors que les sbires du dictateur zaïrois Mobutu assassinaient des protestataires démocrates dans les rues de Kinshasa, Mobutu fut reçu par le premier ministre Chirac, qui lui déclara sa flamme devant les caméras: «Je veux vous dire toute ma joie d’avoir rencontré le président. Vous savez que j’ai pour lui des sentiments très profonds et très respectueux, qui sont les sentiments de l’affection.» La guerre civile de 1997 au Congo-Brazzavile, qui se solda par 30 000 morts dans l’indifférence générale, fut entretenue par Chirac et ses barbouzes qui voulaient remettre au pouvoir leur ami dictateur Sassou-Nguesso, agent d’Elf, afin de récupérer leurs prébendes pétrolières.

Chirac le tueur est mort. Les médias se gaussent des petites phrases creuses, analyses bidon, anecdotes tendres ou cocasses sur Chichi! Il est vrai qu’en Afrique, de la gauche au FN, en passant par la droite et le centre, les représentants de la classe politique française étaient unis pour piocher dans le magot et se comporter en roitelets dans les rues, palaces et bordels des pays à leur botte. Chirac fut le maître incontesté de cette cour. Cela méritait bien un tel hommage.

Notre chroniqueur est auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Parution récente: Théâtre complet 2011-2107, éd. Slatkine, octobre 2019. Vernissage ve. 4 octobre de 18h à 20h au Café Slatkine, 5 rue des Chaudronniers, Genève, www.slatkine.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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