Chroniques

A voix haute

Mauvais genre

Je suis un lecteur qui voyage; un habitué des trains. J’aime celui, à crémaillère, qui descend de mon village vers la vallée du Rhône. J’aime sa lenteur, ses cahots; j’aime qu’il soit bruyant: les voix, les sons se fondent en un magma informe, sans rien qui émerge vraiment pour vous distraire de la lecture. A Aigle, il m’en faut prendre un autre; je monte parfois dans «l’espace familles», là où l’on a le moins de chance de trouver parents et enfants: les CFF ont eu la lumineuse idée de lui assigner le wagon tout en queue. Mais ce jour-là, j’ai choisi la tête du convoi, et me suis remis à lire.

A Vevey, une jeune femme me rejoint, téléphone à l’oreille. Elle s’assied, sans un regard pour moi, continuant une conversation entrecoupée, d’une banalité à faire pleurer. On s’y est habitué; mais je ne peux m’empêcher de songer qu’il n’est pas interdit de saluer, fût-ce muettement, avant de s’installer; voire, et fût-ce par pure convention, de demander si le siège est bien libre; surtout, d’au moins baisser le ton, pour montrer qu’on a quelque égard pour son voisin. Comme autrefois. Et ma barbe au menton en a pris quelques nouveaux poils blancs.

Impossible de poursuivre la lecture, avec ces phrases vides qui malgré tout vous remplissent la tête. Je contemple alors le paysage, qui par bonheur est si beau sur ce tronçon; je prends patience, avec l’espoir de me retrouver seul après Lausanne. Elle n’y descend pas; elle n’interrompra pas sa conversation. J’essaie donc de lui faire comprendre que ses vacuités sonores m’empêchent de me concentrer: d’abord par un coup d’œil en coin qui se veut éloquent; puis toute la palette d’expressions dont mon visage est capable, avec soupir agacé, sourcils froncés, front plissé, bouche tordue, grincements de dents – j’irai jusqu’à ces regards assassins qui en ont fait trembler plus d’une. En vain. Changeant de tactique, je demande presque timidement si elle ne pourrait pas remettre à plus tard un si passionnant échange. «Qu’est-ce que t’as dit?» beugle-t-elle en se bouchant l’oreille restée libre.

Je pourrais changer de compartiment; mais d’autres soliloques se font entendre à droite et à gauche. Je reviens à mon livre. Et spontanément, mes lèvres se mettent en branle à leur tour; le texte lu vient éclore sur elles. Saint Augustin s’émerveillait de voir les yeux d’Ambroise courir sur la page sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche; je reviens en arrière, au temps de la lecture à voix haute, avant que les moines dans le cloître, les liseurs en bibliothèque, ne déchiffrent plus les écrits qu’en silence. Je ne lis encore qu’à mi-voix. Puis je m’enhardis, accorde le volume à celui qu’on a adopté en face de moi. Je goûte au plaisir de ces mots qui naissent dans ma gorge et parviennent à mon ouïe; au plaisir d’une sorte de transgression, aussi: je dois passer pour un doux dingue, en cédant à ce qui ne se fait plus quand on n’a pas de public… Mais qui dit que je n’en ai pas? Je hausse encore le ton, en comptant bien atteindre les voyageurs des autres compartiments. Devant moi, une femme s’est arrogé le droit d’ignorer les proches pour entretenir un lointain; je fais entendre la voix d’un lointain qui mérite d’être connu de ces proches, je veux partager le bonheur qu’on peut trouver à lire le Feuilleton d’Eric Chevillard, ce recueil de chroniques littéraires pleines d’humour, d’ironie, d’intelligence, magnifiquement écrites, et dont j’essaie de rendre toute la diversité de styles. Peut-être viendra-t-on vers moi pour en connaître l’auteur? ou à l’inverse, pour protester contre la cacophonie de nos deux discours superposés qui rivalisent en volume sonore? Aucune réaction; pas même lorsqu’arrivés en gare de Genève nous descendrons tous du train; tous ont eu les oreilles échauffées: mais on se tait, on ne m’adresse nul regard, désapprobateur ou amusé.

Déception. Mais aussi satisfaction, d’avoir tenu tête, jusqu’au bout, renouant avec cet usage ancien de la lecture à voix haute, semée à tous vents. Et ce n’est qu’un peu plus tard que me reviendra à l’esprit une vieille anecdote. Dans ses souvenirs sur Gustave Flaubert, François Coppée raconte qu’il se trouvait un jour d’été chez l’écrivain, à Paris, rue Murillo. La fenêtre était ouverte; et la conversation entre les deux hommes se voyait régulièrement troublée par le piano d’une voisine serinant monotonement une sonate. Au bout d’une heure de ce traitement, Flaubert n’en peut plus: «[elle] m’assomme avec son piano! Mais je me venge et je lui gueule du Chateaubriand.» Ce qu’il illustre aussitôt en déclamant, «d’une voix tonitruante», tout le «chapelet de ses morceaux favoris». Victoire: la voisine ferme le piano «d’un coup sec».

On devrait toujours avoir un Chateaubriand dans son sac; ou les Châtiments de Hugo; les Tragiques d’Aubigné; la folie d’Oreste, la fureur de Médée, les hurlements des Bacchantes. Je sens que je vais revisiter mes classiques.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion