Gros mots
Il fut un temps, de haute élévation morale, où l’institutrice à chignon savonnait la bouche de l’élève qui avait proféré un «gros mot». Par la suite, les mœurs évoluant, on se contenta de le mettre au coin; ou de lui faire quitter la salle, pour attendre, penaud, dans le couloir, que la cloche sonne. Mais tout change, le bel aujourd’hui n’est plus le rigide avant-hier: la relation s’est désormais inversée, ce sont les élèves qui sonnent les cloches aux professeurs; qui les mettent à la porte – non de la classe, mais de l’école. Ce qui est infiniment plus délectable; plus jouissif. Les élèves du gymnase lausannois Auguste-Piccard pourront nous en dire quelque chose, elles (et eux?) qui ont obtenu le licenciement, pour sexisme, d’un enseignant de français dont le vocabulaire pédagogique s’était enrichi d’un lexique emprunté au King Kong Théorie de Virginie Despentes.
L’ouvrage avait été retenu par ses collègues. On eût pu trouver mieux. Mais Nicolas Sarkozy ayant médit de La Princesse de Clèves, il aura paru préférable de troquer la trop grave Mme de La Fayette pour la si délurée Despentes; pour des pentes, donc, bien savonneuses quoique passablement ordurières; un terrain miné, mais à présent incontournable, semble-t-il. Le livre, a priori, ne devrait pas avoir sa place dans un cours de littérature; son genre est celui de l’essai pamphlétaire. On ne peut pourtant rester déconnecté de l’actualité; et ce que l’éditeur présentait comme «un manifeste pour un nouveau féminisme» s’imposait tout naturellement en une année scolaire qui convergerait vers la grève des femmes du 14 juin. Un magazine de référence, Télérama, titrait d’ailleurs à son propos le 4 avril 2018: «Un texte crucial, à mettre entre toutes les mains»; mais dont les mots ne sont pas à mettre dans toutes les bouches. Le naïf enseignant répéta bite et pute; le verbe enculer aussi sans doute, puisqu’il chapeaute doublement un chapitre. Je ne sais l’usage qu’il en fit, les commentaires que cette prose délicate lui inspira: mais une jeunesse vertueuse s’en indigna – l’indignation étant de fait sa première vertu, et la plus louable. Il y eut protestation en haut lieu; enquête et rapport. Quatre mois plus tard, le licenciement est prononcé avec effet immédiat «pour rupture du lien de confiance».
Car la confiance est chose fragile; éphémère. Dans la balance où on l’évalue en milieu scolaire aujourd’hui, trente années de bons et loyaux services, cinquante-huit ans d’âge qui vous rapprochent de la retraite, ne pèsent plus d’aucun poids face à celui qu’on veut attribuer à quelques mots. Virginie Despentes, dans un récent entretien, déplorait elle-même qu’en ce début de XXIe siècle, la société soit «devenue plus prude, l’atmosphère plus réactionnaire». Ce qui est sûr, c’est que la réaction se fait au quart de tour, dans les salles de classe, et par ricochet dans les bureaux de la hiérarchie. Jouer aux justiciers, faire tomber des têtes procure un tel bonheur qu’on aurait vraiment tort de s’en priver!
Et puis, les méthodes d’enseignement changent. Je doute que King Kong Théorie contribue en quelque façon à la connaissance de la littérature. Mais l’ouvrage eût pu servir à susciter le débat, par la virulence de ses thèses, la crudité de ses termes. Il se murmure qu’on pratiquerait encore, dans l’enseignement secondaire, un exercice d’horrifique mémoire: la dissertation. Celle-ci a la cruauté d’exiger de l’étudiant qu’il entame, précisément, une discussion; parfois même qu’il s’efforce de concilier, en une synthèse, des opinions contradictoires – thèse et antithèse. A Lausanne, on a trouvé plus piquant de s’inscrire dans la ligne de pure dénonciation, unilatérale, illustrée par Despentes, sacrifiant ainsi l’esprit de dialogue qui doit animer une dissertation. C’est assurément dans l’air du temps: le réchauffement climatique, la hausse des températures appelle l’échauffement des tempéraments.
Mais en l’occurrence, l’enseignant du gymnase Auguste-Piccard n’est pas seul à se retrouver «grillé»: c’est toute une philosophie d’enseignement qu’on réduit en cendres – celle qui orientait vers la tolérance, vers la confrontation respectueuse d’opinions, jusqu’aux plus opposées. Lorsque j’étais élève moi-même, j’ai connu des enseignants dont les discours me hérissaient. A l’époque, il était inconcevable d’exiger leur départ. Mais surtout, je leur suis reconnaissant: car la contradiction aide à grandir; elle aide à mieux définir, à mieux formuler ses propres positions. Je plains ces protestataires qui ne visent qu’à l’exclusion de ceux qui ne partagent pas leurs convictions: ils se privent de la possibilité d’une réflexion. Et j’ai honte pour une école qui trahit sa mission en écartant un enseignant qui ne se réduit pas à ce que Max Jacob appelait un «homme reflet».
* Ecrivain.