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Visibles et invisibles

(Re)penser l'économie

Pas un jour ne s’écoule sans croiser l’une ou l’un de ces employés. Nous les trouvons partout: dans la rue, au bureau, dans les commerces, les immeubles, les chantiers, les hôpitaux… Nous ne les remarquons même plus, tant ils font partie du paysage. Et comme ils effectuent des tâches dites subalternes, ils sont souvent gênés, nous aussi parfois, et nos regards s’évitent. Ce sont les employés de la voirie et du nettoyage. Ils ont été rebaptisés «techniciens de surface» ou «agents d’entretien», au prétexte de moderniser la profession. Mais ce vernis ne doit pas faire illusion; ces professions effectuent des tâches souvent dures à réaliser, mais indispensables à la vie économique et sociale.

La récente grève des employés de l’entreprise Onet, chargés du nettoyage des toilettes publiques, ou encore celle des nettoyeuses d’Orgapropre SA, qui font le nettoyage des locaux de l’Union bancaire privée, sont là pour nous rappeler qu’on ne peut se passer de ces tâches et que les conditions de travail du personnel qui les effectue sont parmi les moins bonnes dans le monde du travail. Par ailleurs, le secteur du nettoyage représente un marché non négligeable. Il est difficile d’obtenir des données financières pour ce domaine d’activité. En 2015, ce marché était évalué à environ 2 milliards de francs en Suisse. Sans aucun doute a-t-il encore progressé depuis.

Il est intéressant d’examiner comment cette activité a évolué depuis une cinquantaine d’années. Les plus anciens parmi les lecteurs du Courrier se souviennent sans doute que chaque entreprise, chaque service public disposait de sa propre équipe de nettoyage. Cela impliquait, entre autres, des rapports plus étroits entre l’ensemble du personnel d’une entreprise ou d’un service et les employés chargés de l’entretien. A partir de la crise des années 1970, deux processus importants vont agir sur la réorganisation du secteur du nettoyage. Le premier est la tendance à la concentration des activités des entreprises sur leur «cœur de métier», à savoir l’externalisation de toute une série de tâches considérées comme n’étant pas directement reliées à la production. Le second processus a consisté à réduire les coûts (processus de base dans l’économie privée), plus particulièrement dans les domaines dits périphériques. L’externalisation a été l’outil idéal.

C’est à partir de là que le domaine du nettoyage s’est progressivement transformé. Au début, de petites entreprises, souvent familiales, se sont créées pour répondre à ces besoins. Puis, le marché s’élargissant sans cesse, avec notamment l’externalisation de la part des services publics, de grandes multinationales ont investi ce marché. Ces dernières années, plusieurs entreprises ont été rachetées par ces grands groupes qui occupent une part toujours plus importante du marché. Dans le même temps, ce secteur économique a vu son cadre d’activité s’élargir sous la forme du facility services, qui offre une gamme de prestations allant au-delà du seul nettoyage: sécurité, gestion du courrier, surveillance d’installations etc. Enfin, de plus en plus de ménages privés font appel à ces entreprises pour assurer l’entretien de leur maison ou de leur appartement.

Cette réorientation de la production et la privatisation de ces activités par le secteur public (rendez-vous compte qu’il y avait des nettoyeurs – et surtout des nettoyeuses – qui étaient fonctionnaires…. quel anachronisme!) ont entraîné inévitablement une baisse relative des salaires dans ce secteur. Dès le moment où la masse salariale constitue l’essentiel des coûts (environ 90%), c’est sur elle que portent tous les efforts d’économie pour emporter les appels d’offre et conserver ou élargir la marge de profits. Cette pression sur les salaires est d’autant plus aisée que nombre de nettoyeuses et de nettoyeurs travaillent à temps partiel et souvent en complément d’une autre activité professionnelle qui ne leur permet pas de joindre les deux bouts. Ce n’est pas non plus par hasard que c’est dans ce secteur que l’on emploie le plus de travailleurs étrangers et fréquemment du personnel au noir.

La multiplication des mouvements de grève dans le nettoyage est à saluer et constitue une réponse essentielle aux processus que nous décrivons. La ré-internalisation de l’entretien dans le secteur public est un objectif à contre-courant de l’idéologie et des processus néolibéraux, mais il est indispensable à la défense des conditions de travail des femmes et des hommes qui assument des tâches dont on ne peut se passer.

* Membre de SolidaritéS, ancien député.

Opinions Chroniques Bernard Clerc

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lundi 8 janvier 2018

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