Scatologie
Au premier plan et en plein centre d’une Adoration des mages peinte par Titien, un petit chien lève la patte contre le poteau qui soutient le toit de la crèche. Le détail n’est visible dans la version de la Pinacothèque ambrosienne de Milan que depuis la restauration de la toile en 2005. Un proche de son premier acquéreur, le cardinal Hippolyte d’Este, s’était en effet empressé de le faire disparaître sous une couche de peinture, tant il trouvait irrévérencieux le geste accompli à deux pas du Christ nouveau né. Rien de blasphématoire, pourtant: la présence de ce jet d’urine s’expliquerait, dans le contexte de la peinture religieuse de la Renaissance, par la volonté de signifier l’incarnation du Divin Enfant dans le monde de la réalité humaine, avec ses besoins les plus profanes. Mais la Contre-Réforme aurait amené une intransigeance aveugle à certaines figurations des mystères sacrés. Titien, quant à lui, apprenant cette atteinte à son œuvre, n’aurait pas fait référence à la théologie, mais soupiré qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un ignorant en matière d’art commette une telle dégradation.
L’art du XXe siècle est allé beaucoup plus loin dans le scatologique. On se souvient sans doute du scandale causé par le Piss Christ vandalisé en 2011 à Avignon – soit la photographie d’un crucifix que son auteur, Andrea Serrano, avait plongé dans sa propre urine et son sang. Serrano, qui n’avait soigneusement retenu que la première dans son titre, avait joué la surprise devant la destruction de l’œuvre à coups de marteaux, ne comprenant pas qu’on puisse trouver choquante cette image qui voulait «rappeler à tout un chacun les horreurs par lesquelles le Christ a passé», en concrétisant le message. L’esprit dans lequel avait été conçue la photographie était profondément religieux: l’artiste aurait été victime d’une mécompréhension.
A quelques centaines de mètres du Titien milanais, on peut contempler une œuvre qui semble avoir peu de rapport avec les deux précédentes, quoiqu’elle s’inscrive elle aussi dans le registre du scatologique. Le Museo del Novecento abrite en effet l’un des nonante exemplaires de la fameuse Merda d’Artista de Piero Manzoni, dont le nom est encore plus clair que celui du Piss Christ. En mai 1961, Manzoni avait réparti les plus intimes de ses productions dans des boîtes de conserve: 30 grammes de matières fécales échangeables contre 30 grammes d’or. Le scandale a fait long feu, en l’occurrence, laissant la place à une curiosité plus ou moins dégoûtée, plus ou moins amusée; et à d’insolubles débats sur les formes et les conceptions de l’art aujourd’hui.
Car on peut épiloguer sans fin; sur certaines interventions, par exemple: au coup de badigeon sur la toile de Titien répond d’une certaine façon l’exposition de la boîte dans une vitrine étanche: nous déroberait-on alors la «quinte essence» rabelaisienne de l’œuvre en nous privant des odeurs qu’elle dégage? Car les contenus se sont mis à fuir, et l’épineuse question est de savoir si cela fait ou non partie du geste artistique. Ce qui entraîne par voie de conséquence l’inévitable sujet de la valeur financière: la corrosion du métal déprécie-t-elle l’œuvre ou opère-t-elle son accomplissement en la faisant accéder au statut de performance artistique? Le marché a répondu avec éloquence, par des ventes aux enchères qui ont dépassé, à deux reprises, les 200’000 euros; et la célébrité de l’œuvre a incité une galerie de Brescia à la reproduire en 9000 exemplaires, en 2013, pour commémorer le cinquantième anniversaire de la mort de Manzoni – tout en le trahissant, dès lors qu’on ne conservait plus que l’apparence extérieure sans son contenu à vocation expansive.
Mais alors qu’il n’y avait sans doute qu’ironie, de la part de l’artiste, provocation ludique, voire dénonciation de ce marché de l’art qui devait si vite le récupérer, certains critiques se sont crus autorisés à des commentaires transcendants. Ainsi, le catalogue qui accompagnait la vente de l’exemplaire original n° 22 à Paris, le 28 octobre 2014, contenait une présentation de la boîte en question, sous la signature d’un Docteur en Sorbonne dont je ne désespère pas de penser qu’il pourrait pratiquer l’humour de manière subtilement occulte. Il n’en reste pas moins que son interprétation s’apparente curieusement aux lectures religieuses qu’on a données du tableau de Titien et de la photographie de Serrano. Pour Augustin Besnier, on aurait tort de voir dans ces boîtes «une plaisanterie ou une erreur de jeunesse»: il faudrait bien plutôt relever «le pouvoir de la présence et le désir de faire corps avec la matière. C’est ce principe d’incarnation et de transsubstantiation que les Merdes poussent au paroxysme». Incarnation (dans des matières qui renvoient au corporel de la façon la plus crue); transsubstantiation (en or ou en euros): le vocabulaire de l’eucharistie devrait nous rappeler que si l’on veut manier la merde ou l’urine en art, il convient toujours de l’asperger d’eau bénite.
L’auteur est écrivain.