Chroniques

Gaudeamus

Mauvais genre

C’est une histoire d’eau; une vieille légende. En la ville de Ségovie, une jeune fille, lasse d’avoir à grimper tous les jours dans la montagne pour y remplir sa cruche, s’en remit au Diable. Ce qui n’était pas très malin pour un problème d’eau: en son Enfer, Satan est plus expert dans le maniement des flammes. Mais la donzelle lui ayant promis son âme, selon un troc qui jadis a fait ses preuves, le Démon se mit aussitôt à la tâche et vit les choses en grand: il bâtit un aqueduc qui, sous sa forme de pont, atteint une longueur de 813 mètres, une hauteur de 28 mètres, et compte pas moins de 166 arches. Il avait jusqu’au lever du jour pour achever son œuvre. Or la jouvencelle, timorée, versatile comme toutes ses semblables, fut soudain prise de remords, et pria chrétiennement pour qu’une place lui fût conservée en Paradis. Dieu, donc, qui eût pu se réveiller plus tôt, fit éclater une tempête si violente que le travail de son rival en fut alenti; quand le coq chanta, il manquait encore une pierre à l’ouvrage – une statue de la Vierge y fut promptement glissée, et le Diable, ignoblement joué, s’en retourna bredouille en sa fournaise. Depuis ce temps, Ségovie s’enorgueillit d’un des plus beaux aqueducs qui soient. Certains esprits forts parmi les historiens s’obstinent à le prétendre romain; mais un épisode tout récent est venu prouver que la lutte entre Dieu et Diable n’est pas une légende dans cette antique cité.

Un médecin du lieu, facétieux sculpteur à ses heures, a en effet conçu la statue d’un diablotin d’un mètre septante, souriant, tenant dans sa main droite un téléphone portable; et il l’a offerte à la ville pour qu’elle soit mise au bout du fameux pont. La mairie a donné son feu vert: depuis le 23 janvier dernier, le Diable, qu’on avait pourtant cru vaincu, trône sur son aqueduc, seul, sans la compagnie de la demoiselle aux bras frêles et aux engagements volatils.

Ce ne fut pas sans oppositions. Un groupe de catholiques s’est indigné. L’Association San Miguel y San Frutos porte les noms d’un fameux terrasseur de démons (qui peine à reprendre du service) et d’un pieux ermite (qui n’a guère à son actif que d’être parvenu à obtenir d’un âne qu’il s’agenouille devant une hostie consacrée); elle s’est donc crue autorisée à mener le combat contre la capitulation de la ville devant Satan. Il y eut d’abord une pétition, qui dépassa les 12 000 signatures; puis un recours au tribunal. «Livrerais-tu ta ville au diable?», demandait la première; on dut comprendre après le rejet du second qu’elle était surtout vendue au tourisme. Car tel était l’argument de la mairie: grâce à la sculpture, le flot des visiteurs pourrait être détourné de l’axe principal qu’ils ont coutume d’emprunter; ils bénéficieraient ainsi d’une bien jolie vue sur des quartiers méconnus. Quant à l’anachronique téléphone portable coulé dans le bronze, il les inciterait à faire des selfies qui ne manqueraient pas de se retrouver sur la Toile. Ce qui revient à dévoyer sataniquement des voyageurs naïfs, et à les encourager à un narcissisme qui risque fort de les précipiter tout droit en Enfer.

Mais les hérauts des saints Michel et Tutti-Frutti pointaient encore d’autres vices, dans la sculpture. D’abord, une certaine forme oblongue entre les cuisses du Diable, qui devrait pourtant clairement établir qu’on n’a pas affaire à un ange. Ensuite, le petit ricanement du Démon. Enfin et surtout, une inscription en bon ou mauvais latin sur le socle: SEGODEVS, AQUÆDUCTI ARTIFEX, qui donne un nom au bâtisseur du pont. Mais si l’on reconnaît dans ses deux premières syllabes celles de la ville, le deus qui suit ferait donc de Satan le véritable dieu de Ségovie. Ce qu’un défenseur de la Foi ne saurait accepter. Pour moi, j’imaginerais volontiers que le médecin-sculpteur, qui a des lettres, a aussi voulu jouer avec un gode qui renverrait à la fois à l’équivalent anglais du Très-Haut et au verbe latin gaudere (se réjouir, jouir), le Cornu n’étant plus qu’un godelureau invitant à rire avec lui.

C’est là le problème, pourtant. On ne se gausse plus des pieuses légendes, des références à Dieu ou Diable, et ce, en toute religion et sur tout le globe. Mais j’aime à me souvenir d’une histoire que j’ai lue un jour, et qui a partie liée avec l’eau, elle aussi. Le mystique soufi al-Ghazâlî raconte en effet que Moïse n’avait pu mettre fin à une grande sécheresse. Allah se montrait sourd à ses prières; mais Il lui suggéra de s’adresser à un esclave noir du nom de Bakhr. Celui-ci, aussitôt, se mit à invectiver le Seigneur, qui traitait si mal les hommes, se montrait injustement colérique… Horrifié, Moïse voulut le tuer pour le faire taire, mais Allah arrêta son bras: «Laisse! Il me fait tellement rire!» Et la pluie se mit à tomber. Quand dans les récits religieux la divinité fait couler autre chose que les larmes, on veut bien ne plus chercher à rire avec les démons.

Guy Poitry est écrivain.

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lundi 8 janvier 2018

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