Chroniques

Littérature en eaux troubles II

Chroniques aventines

Le 12 mars dernier, à la Maison communale de Plainpalais, la jeune romancière Leïla Slimani était l’invitée de la Société de lecture de Genève et du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) – festival qui l’avait nommée présidente du jury des documentaires de création.

Slimani n’est guère farouche; elle s’attaque sans trembler aux pulsions et tourments les plus cuisants du genre humain: l’eros et le thanatos. Et ce sur un mode particulièrement aigu puisqu’il est question dans son premier opus (Dans le jardin de l’ogre, 2014) d’une mère de famille souffrant d’une addiction au sexe tandis que le second – Chanson douce (prix Goncourt 2016) – évoque le meurtre de deux enfants par leur nourrice.

La vogue de cette plume franco-marocaine ne tient, toutefois, pas au choix de sujets sensationnels mais à sa qualité intrinsèque. A son engagement aussi et à son style – son engagement tenant peut-être plus que tout à son style.

Expliquons-nous !

Et commençons par repérer cette implication citoyenne sous sa forme la plus conventionnelle – bien que très respectable.

Dans les premières pages de Sexe et mensonges: la vie sexuelle au Maroc (2017), un ouvrage recensant des confessions et doléances de Marocaines et Marocains contemporain.e.s de conditions et cultures diverses, Slimani nous apprend que son premier roman constituait – dans son esprit – «une métaphore un peu extrême» de la sexualité des jeunes femmes de son pays natal.

Est dénoncée, dans son recueil d’entretiens, la «culture institutionnalisée du mensonge» qui ronge la société maghrébine – une situation qui a comme conséquence d’associer bien souvent la sexualité à des risques d’ordre pénal, sanitaire et social.

S’appuyant notamment sur les travaux du politologue tunisien Abdellah Tourabi, Slimani note finement le caractère complexe de l’oppression: la misère sexuelle doublant une misère sociale. Ainsi, la virginité est l’objet d’un infâme commerce de reconstitutions d’hymens, de faux hymens censés saigner le jour du rapport sexuel, etc. L’auteur ose une formule lapidaire: «La misère sexuelle est un capitalisme comme un autre.»

Dans la «postface» de Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (2018), sa clef de lecture s’enrichit plus largement des grilles interprétatives intersectionnelles de la militante et philosophe américaine Angela Davis.

Bien qu’opposée à tout relativisme moral, l’écrivaine donne de la religion et des hommes une image soucieuse d’éviter la caricature: on découvre un islam soucieux de jouissance, fier de sa tradition savante et des hommes malheureux eux aussi des effets du patriarcat. De même, au détour d’un entretien (celui qui voit Slimani dialoguer avec la journaliste Fedwa Misk), on lit que certaines filles voilées sont évidemment laïques et libres dans leur corps.

Le wahhabisme ne saurait être le fin mot de l’islam.

Indépendamment du franc débat d’idées auquel participe l’écrivaine (féminisme, défense des sans-papiers, etc.), nous tenons – comme affirmé plus haut – que son engagement tient plus profondément et subtilement à son style, à la «littérarité» même de ses romans.

Le style de Leïla Slimani est à la fois implacable et distancié. Sa frontalité puissante jamais ne glisse dans le sensationnalisme ou le moralisme. Or, l’absence de jugement dans la narration libère l’écriture, lui permet d’aller plus avant dans l’examen du réel, de sonder le trouble de l’âme humaine. La forme – souvent présente – du discours indirect libre favorise cette empathie et ouvre tripes, cœurs et psychés (sans omettre, parfois, la contextualisation sociale voire historique de la praxis humaine).

On trouvera quelques éléments susceptibles de fonder cette poétique frappante de Leïla Slimani dans son entretien avec Eric Fotorino (Comment j’écris, 2018). D’autres indices émanent des œuvres elles-mêmes: ainsi, le non-jugement de l’auteure fait écho au travail des secouristes de la scène d’«exposition» de Chanson douce s’appliquant – dans la prise en charge de la criminelle Louise – à faire preuve de «professionnalisme» et d’«objectivité». On songe également à identifier Slimani et sa protagoniste elle-même lorsque celle-ci confie vouloir voir avec les yeux des enfants «quand ils regardent quelque chose pour la première fois» (ibid.). On rapprochera, enfin, sa manière de celle de la capitaine Nina Dorval plaçant ses pas dans ceux de Louise pour les besoins de la reconstitution policière.

Apparemment moins ambitieuse que celle – scientifique, naturaliste – d’Emile Zola (par exemple, dans Thérèse Raquin), l’optique de Slimani nous paraît pourtant plus profonde.

Moins ambitieuse, écrivons-nous en pensant à une récente nouvelle («La fête des voisins» in 13 à table! Des écrivains s’engagent, 2018) dans laquelle la narration semble vouloir se «contenter» de restituer un état (p.268). Cette «simple» restitution secoue, pourtant, les préjugés et assouplit l’intelligence.

Dans un monde incité à jauger du réel à la lumière des procédures managériales ou des tables de la loi, la littérature est un asile primordial, l’espace d’évaluations délicates, nuancées et, partant, infinies – tant l’humanité s’avère irréductible.

L’art étreint ce reliquat résistant à toutes les sciences, sociales et naturelles.

L’auteur est historien et praticien de l’action culturelle  (mathieu.menghini@lamarmite.org).

L’intitulé de cette chronique entre en résonance avec un article précédent revenant sur un ouvrage d’Yves Laplace au sujet controversé.

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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