Chroniques

Fin de carnaval

Mauvais genre

Il y a trois jours, Mardi gras sonnait le glas du Carnaval. On n’a guère dû s’en apercevoir à Rome, où c’était déjà temps de carême et pénitence, avec, du 21 au 24 février, un «sommet» de crise qui plongeait dans les bas-fonds des crimes pédophiles; et, simultanément, la parution du Sodoma de Frédéric Martel, qui prétend révéler «le secret le mieux gardé du Vatican», soit «l’omniprésence des homosexuels» dans l’entourage papal et les pouvoirs considérables qu’ils auraient acquis au sein de la curie sous Jean-Paul II, en contradiction avec le discours officiel, plus homophobe que jamais.

Fin de mascarade, donc. Le pape François l’avait annoncée dès son «inauguration» en mars 2013, en refusant de porter la cape d’hermine, les mules rouges: «Le carnaval est fini.» Ce n’était qu’une question de décorum; mais très vite ont été visés les «hypocrites», ceux qui, dans l’Eglise même, «maquillent leur âme et vivent de maquillage»; des cardinaux, des évêques au double langage, à la double vie. Ceux dont Martel fait le portrait, en arrachant les masques, allant jusqu’à livrer les noms de certains prélats qui ne sont plus de ce monde. Le livre caracolerait en tête des meilleures ventes. Rien de surprenant à cela: on aime à percer les petits secrets, plus encore quand ils sont sordides. Et c’est un jeu qui dure depuis longtemps, à propos des homosexuels: «On dit qu’il en est…»

Ce n’est pas toujours aussi simple, et notamment en ce qui concerne les ecclésiastiques. Je n’ai lu qu’une interview de Martel et deux comptes rendus de son livre. Mais aussitôt m’est revenu en mémoire l’exemple d’un homme que j’ai côtoyé durant quelques années, il y a longtemps. Peut-être apparaît-il dans ces pages: il devait devenir l’un des proches de Jean-Paul II. J’ignore quelle était réellement sa vie, dans le privé; mais il avait une certaine idée de la mienne, et il en jouait; il me «cherchait», comme on dit. Je lui dois d’avoir pu assister à d’extraordinaires jeux de masques. D’abord lorsque nous nous retrouvions à plusieurs, dans le cadre professionnel où je le rencontrais. Ce n’était qu’une comédie tout à fait convenue, où d’autres lui rendaient la réplique, en lui accordant des «mon père», déplacés dans ce contexte laïc. Il combinait alors à merveille les talents de l’universitaire et l’onction du futur cardinal. Je restais froid, distant, un peu agacé. Il en avait conscience et me jetait parfois, tout à coup, un petit regard amusé par-dessus ses lunettes. L’un de ses plaisirs était de lâcher une phrase assassine à propos d’un travail d’étudiant, de feindre de se reprendre, comme avec remords; il se tournait vers moi, me demandait de suggérer une note, et concluait, une fois que j’avais articulé un chiffre qui n’était pas forcément bien haut: «Je savais pouvoir compter sur votre générosité».

Mais le jeu des masques ne se déployait vraiment que lorsque nous nous retrouvions en tête à tête. On se délecte facilement à les voir tomber; mais on n’a pas toujours conscience que le masqué lui-même peut trouver une singulière jouissance à faire glisser puis remonter le sien, créant une ambiguïté, exhibant sa duplicité. J’en ai trouvé plus tard la description dans les récits du marquis de Sade. Mais cet homme d’Eglise me l’avait d’abord donné à voir. Il jouait simultanément du haut et du bas, du digne et de l’indigne; alors que nous parlions de choses fort sérieuses, «philosophiques» mais en un sens qui n’avait rien de sadien, j’observais des gestes, des attitudes qui exprimaient toute la gravité d’une réflexion, combinée, par un plissement d’yeux, un mouvement de lippe, à ce qui s’affichait comme des pensées «sales», assumées comme telles. Rien n’était dit, rien ne filtrait par les mots, mais tout me répétait cette interrogation: Qui croyez-vous que je sois? en introduisant alternativement de la distance (de la hauteur) et une apparence de complicité, voire une inquiétante proximité.

Martel décrit cette génération de prêtres comme celle de jeunes gens de la campagne qui croyaient trouver refuge dans l’Eglise pour dissimuler à l’extérieur et vivre en son sein leur homosexualité. Cela ne vaut pas pour cet homme. Je le verrais plutôt comme déchiré entre la conscience d’une certaine bassesse en lui, de ce qu’il y a de vulgaire dans la chair, et un orgueil extrême. La religion lui permettait de s’humilier à loisir tout en satisfaisant l’ambition contraire de dominer autrui. Martel a sans doute raison, en revanche, de considérer que les temps et les esprits ont changé, que ces hommes appartiennent au passé. En matière de carnaval, nous avons maintenant les gay prides. Ces revendications d’une fierté à paillettes et mirlitons ont tendance à m’agacer. Mais je croise benoîtement les doigts pour qu’elles nous libèrent une fois pour toutes des vieilles mascarades perverses à mitres et chapeaux pourpres, en écartant des séminaires ceux qui pourront trouver un plaisir bien plus innocent à monter sur des chars en travesti ou à demi nus.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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