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L’art a-t-il besoin de la folie?

La controverse opposant l’artiste touché par la folie à l’artiste sain est aussi vieille que l’Antiquité grecque, qui connaissait déjà la «possession» par les muses – soit une certaine «folie» qui peut à la fois faire naître l’étincelle créatrice ou l’annihiler quand elle dévaste l’être.

Il n’est pas nécessaire d’être atteint dans sa santé mentale pour maîtriser son art. Mais, dans son livre Touched With Fire, la psychologue américaine Kay Redfield Jamison relève que, dans l’imaginaire collectif, il y a une tendance à nier la maladie psychique d’artistes, comme si cela diminuait la portée de leurs œuvres. Et pourtant, le courage de Frida Kahlo, qui souffrit physiquement toute sa vie, est salué dans son œuvre. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec la maladie psychique? C’est surtout lié au fait que ce genre de maladie est mal connu du grand public. Celle-ci fait peur.
Pour le psychiatre Thierry Delcourt, il y a un lien entre création et souffrance, en ce que la première permet sinon d’atténuer la deuxième, du moins de la canaliser. C’est d’ailleurs ce qui est à la base des traitements en ergothérapie psychiatrique.

La psychologue Kay Redfield Jamison propose quelques pistes: ce qui fut nommé selon les époques «état cyclothymique», «trouble maniaco-dépressif» ou encore «bipolarité», peut avoir une influence sur le processus créatif. Pour les penseurs de la fin XIXe et du début XXe siècle, les états les plus doux de la manie peuvent avoir des effets positifs. La personne atteinte d’hypomanie saute du coq à l’âne, les associations d’idées fusent, le débit de la pensée et celui de la parole sont accélérés.

Deux visages créatifs

Dans la dépression, l’humeur est sombre et pessimiste, ce qui influe sur les pensées, conduit à l’indécision et pousse à la rumination. Le comportement est aussi changé: fatigue, lassitude et incapacité de bouger. Cela n’implique pas toujours la démence, mais celle-ci peut se manifester.

Bien que ce soit contre-intuitif, la dépression, combinée à l’imagination et à une bonne dose d’autodiscipline, permet également l’expression d’une bonne créativité. En réfléchissant plus lentement, il est plus facile de prendre du recul. La dépression moyenne peut structurer de manière détaillée les saillances plus exubérantes de l’hypomanie [état psychiatrique caractérisé par un trouble de l’humeur – irritabilité, excitation… –, ainsi que par des pensées et des comportements concomitants]. La dépression sévère en revanche, embourbe la créativité.

Dans ces deux états, les erreurs de perception, les illusions des sens sont communes, à l’instar des hallucinations.
L’hyperproductivité conduit à un sous-diagnostic fréquent du côté maniaque de la maladie. La réciproque est vraie, avec l’état dépressif. Les artistes décrivent longuement leur état mélancolique, mais leur côté maniaque ou hypomaniaque n’est considéré que comme une «excentricité», explique Kay Redfield Jamison. Mais plus l’état maniaque est élevé, plus la descente est rude.

Relation ambiguë

Certains comprennent mal les effets secondaires et les craignent, quand d’autres restent dans la vision romantique de l’artiste maudit.

Beaucoup de créateurs, souligne la psychologue, refusent de se faire soigner, pensant que leurs souffrances font partie de leur être et de leur art. La méfiance est parfois bien placée. Le lithium, par exemple, avec son action principale impactant le système nerveux central, diminue les côtés positifs de l’hypomanie (et les côtés négatifs de l’état dépressif), ce qui pousse certains patients à l’arrêter contre avis médical. Néanmoins, les dépressions ou l’état maniaque sévère ont un effet cognitif délétère. La psychothérapie a un effet positif sur la maladie, mais pas toujours seule: une médication adaptée peut parfois prévenir les rechutes.

Concluons avec Thierry Delcourt, pour qui il y a le plaisir de la révolte quand on crée par-dessus sa douleur. Cela permet de trouver une raison de vivre, développe la capacité de résilience. Il commence d’ailleurs son livre par cette citation de Nietsche dans Ainsi parlait Zarathoustra: «Il faut avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse.»

Cet article est paru dans Diagonales n° 126, nov-déc 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch

Opinions Agora Ingrid Dextra

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