Se choisir un dictateur
«Et la foule en délire acclame son idole»… Jair Bolsonaro a été élu président du Brésil. La fanzone de Rio ruisselle de jaune et de vert comme pour un match de la Seleçao. Hurlements, rires, visages béats, regards chavirés de bonheur. «On va nettoyer le pays de la racaille!» promet l’élu. Longue ovation: «Ouiiiii! Eliminez la clique des corrompus»… «La gauche devra choisir entre l’exil ou la taule!» «Hourrah! Faites flotter les drapeaux!»… «La dictature militaire d’autrefois s’est contentée de torturer les opposants sans les exécuter: nous finirons le travail!» «Bravo! Rétablissez l’ordre!» Non mais… qu’est-ce qu’ils ont donc dans la tête ces Brésiliens? Les horreurs proférées par leur nouveau président semblent couler sur eux comme un long fleuve multicolore sur lequel dansent les étoiles du feu d’artifice offert par le vainqueur.
Les médias racontent l’événement en mode mineur: le nouvel élu, concèdent-ils, a des propos «inconvenants». Non! Ce n’est pas une question de convenance. Ce que Monsieur Bolsonaro éructe est simplement ignoble. Plus que de l’obscénité à la Trump. Plus que du cabotinage électoral: c’est sa conception du monde, son credo, l’expression d’une haine brutale ruclonée dans un vieux fond de frustrations racistes. Difficile de ne pas ressentir un certain malaise à rapporter les diatribes ordurières de ce monsieur: ça ne peut pas être vrai, il ne va pas faire ça. Les honnêtes Brésiliens qui l’ont élu n’arrivent pas eux-mêmes à y croire. Ses propos les gênent, oui, mais c’est un «sanguin»; «il paraît dur», oui, mais «c’est un démocrate»; «il va gouverner pour tous». Pourtant la campagne électorale a déjà été marquée par des agressions et des assassinats.
Aux Philippines, en 2016, l’ineffable Rodrigo Duterte fut élu sur un programme d’extermination des trafiquants et des consommateurs de drogue. Depuis lors, on parle de 15 000 à 20 000 assassinats ou exécutions extrajudiciaires, y compris des enfants ou des opposants accusés de terrorisme. En Chine, le 11 mars 2018, l’Assemblée nationale populaire accepta par 2958 voix contre 2 et 3 abstentions (ont-ils déjà été exécutés, ces deux-là?) de confier à Xi Jinping un mandat à vie et de réviser la Constitution pour placer le pays sous la direction totale du parti unique. Sans compter quelques autocrates jusqu’ici un peu moins sanguinaires qui ont pour nom Erdogan, Orban, Kaczynsky ou Salvini.
Le plus sidérant, c’est que ces dictateurs (je les appelle ainsi bien que les docteurs en sciences politiques nous recommandent de ne pas mélanger les populistes et les vrais fascistes) ont tous été choisis par une majorité des électeurs, directement ou indirectement. C’est quoi cette fascination pour les tyrans et les bouffons? «Je pense que les gens m’aiment», a confié Trump au lendemain des élections de mi-mandat. Alors si c’est une question d’amour, on peut comprendre que beaucoup de femmes soient séduites. Elles se pâmaient déjà au passage d’Hitler dans les rues de Berlin et lui adressaient des lettres enflammées. Subjuguées par les mâles dominants et grossièrement misogynes? A ma connaissance, il n’y eut jamais de dictatrice: est-ce que ceci explique cela?
Au Brésil, le soir de la victoire de Bolsonaro, les militaires ont sorti leurs blindés pour parader avec le peuple. Tout le monde a pourtant eu l’occasion de voir une fois ou l’autre les images des tanks patrouillant dans les rues de Budapest, de Prague ou de Pékin. Cela ne leur évoque rien? Non, rien. La mémoire est défaillante. «J’ai vécu sous la dictature, confie une Brésilienne à la télévision, c’était bien»! Pacifier en tuant, rétablir l’ordre en créant le chaos, restaurer la confiance par la violence, qui peut croire que ça va marcher? Peut-être ceux qui se replient sur leur bonne conscience tout en dénonçant avec un plaisir sadique les toxicos, les petites frappes ou les mauvais voisins. Rentrer à la maison en rasant les murs, tirer les volets et ne plus s’occuper de cette sale politique: le dictateur saura faire sans moi. Jusqu’au jour où ses escadrons de la mort frapperont à ma porte… Se priver de ses droits et de ses libertés, c’est une forme d’automutilation.
Pendant près de trente ans, Bolsonaro ne fut qu’un obscur parlementaire, un militaire retraité sans envergure, plutôt bas de plafond. Honnête? Le seul à ne pas être corrompu, clament ses électeurs. Sans doute parce qu’il était trop insignifiant pour intéresser les corrupteurs. Et le voilà soudain sorti de sa boîte comme un pantin. C’est peut-être ça, la clé de l’énigme: à l’ombre des dictatures, l’internationale des prédateurs néolibéraux tire les ficelles et jubile d’assister à l’effondrement de toute régulation de l’économie, à l’anéantissement de toute politique sociale, à l’écrasement des opposants et des minorités.
Tragique histoire d’amour!
Anne-Catherine Menétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, avril 2018.