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Drogues: les prohibitionnistes lâchés par les flics

Transitions

Dans notre monde assourdi par le fracas des bombes, une guerre pourrait tout de même trouver son épilogue: celle que les Etats mènent depuis cinquante ans contre les stupéfiants. Du 19 au 21 avril s’est tenue à New York une session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les drogues. A l’ordre du jour, la remise en question de la politique de prohibition. Qu’est-ce à dire? Que la défonce fera désormais partie des joies de la convivialité débridée? Qu’on va enfin rayonner de mille lumières multicolores grâce à l’ecstasy? Qu’on va rugir de plaisir sous l’effet de la méthamphétamine? Qu’on va s’envoler sur les ailes des papillons bleus du LSD? Pas si vite! Il s’agit d’ouvrir les yeux sur un constat d’échec. Pas d’ouvrir les portes des paradis artificiels.

A la manœuvre, depuis quelques années, se tient une brochette d’anciens chefs de gouvernement, ministres et autres célébrités, parmi lesquelles notre très estimée Ruth Dreifuss, tous revenus désenchantés des croisades antidrogues que les accords internationaux les invitaient à mener. Le constat est sans appel: la prohibition a causé plus de ravages que les drogues elles-mêmes! Combien de décès par overdose, par hépatite ou sida? Combien d’infections dues à des produits frelatés et aux conditions déplorables de la consommation de rue? Selon ces experts, la guerre à la drogue n’a servi qu’à enrichir le crime organisé, à corrompre des gouvernements, à faire régner la violence parmi les populations les plus précarisées. Pendant que les Etats dépensaient 100 milliards de dollars par an pour la répression, les trafiquants s’en mettaient quatre fois plus dans les poches, et le marché mondial de l’héroïne passait de 1000 tonnes en 1980 à 4000 en 2010!

En arrière-plan des sonneries de trompette de cette «Commission globale en matière de politique des drogues», notre pays fait entendre la petite musique de sa nouvelle partition: des villes suisses veulent expérimenter la dépénalisation de la consommation de cannabis et la régulation du marché. Elles n’ont rien inventé: il y a une quinzaine d’années, le Conseil fédéral lui-même s’était risqué à proposer une révision dans ce sens de la Loi sur les stupéfiants. Enfer et damnation! «Une loi scélérate!» s’était exclamé un collègue conseiller national; «une loi absurde, trahissant la schizophrénie du législateur», renchérissait un autre; adopter cette loi serait «se rendre ridicule et odieux», ajoutait un troisième; et le suivant de conclure: les partisans de la loi ont inventé la «résignation et la démission comme nouvelle version du politiquement correct». De cette tentative, à l’époque, il n’est rien resté!

Aujourd’hui, les antidrogues n’ont pas désarmé, mais ils doivent dépenser des trésors ­d’énergie pour ramer à contre-courant: même les flics les ont lâchés, y compris le chef de la police judiciaire neuchâteloise, Olivier Guéniat. Lui, je l’ai aussi eu face à moi, non pas au Conseil national, mais lors d’un débat télévisé. Il me lançait des regards au lance-flammes pour fustiger ce qu’il considérait comme mon ignorance des dangers du cannabis, mon irresponsabilité, ma naïveté à suggérer la décriminalisation. Les propos que j’avançais en tremblant, dans un climat de lourde réprobation – «Vous me faites horreur!» m’avait lancé un citoyen à la sortie de ce débat –, c’est lui qui les tient aujourd’hui: «On a considéré la dangerosité de ce produit de manière erronée pendant des années, or il est moins nocifs que d’autres psychotropes.» Le voilà partisan d’un changement de politique et j’ai du respect pour l’évolution de ses positions (expression élégante pour désigner son retournement de veste). Mais attention: dépénaliser, ce n’est pas encourager; réguler, ce n’est pas libéraliser; contrôler l’accès au produit, ce n’est pas le distribuer, contrairement à ce que prétend le dernier carré des adeptes de la «tolérance zéro».

Dans la panoplie des moyens psychotropes qui apaisent nos angoisses, stimulent nos capacités, enchantent nos ivresses, lubrifient nos relations sociales, pourquoi les uns sont-ils illégaux et les autres prescrits par les médecins et vantés par la publicité? Pour lutter contre l’insomnie, je m’autorise un petit cocktail de substances relaxantes. Nous sommes deux ou trois millions à faire de même. Les fumeurs de marijuana, eux, sont quelques centaines de milliers. Passant en fin de soirée auprès d’un groupe de jeunes occupés à «glander» sur l’esplanade de Montbenon à Lausanne, j’ai les narines furieusement chatouillées par la forte odeur des joints. Pas l’ombre d’un flic à l’horizon. C’est leur monde, et j’ai le mien. Dans une société aussi addictive que la nôtre, chacun se résout à recourir aux consolateurs chimiques, conscient tout de même que la grandeur d’une civilisation ne se mesure pas à la puissance «stupéfiante» du marché!

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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