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Cesser l’application mécanique de Dublin III

Chronique des droits humains

La Suisse doit cesser d’appliquer le règlement Dublin III de façon mécanique, en particulier s’agissant des victimes de torture.
Le 3 août 2018, le Comité contre la torture de l’ONU a prononcé une importante décision (Communication N 742/2016), demandant à la Suisse de ne pas renvoyer en Italie un ressortissant érythréen, faute de quoi la Suisse violerait l’interdiction de commettre des mauvais traitements et le principe de non-refoulement.

Le Comité contre la torture (CAT) est l’organe qui surveille l’application de la Convention de l’ONU contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Après avoir épuisé les voies de droits internes, il est possible de déposer auprès de lui une plainte individuelle contre la décision de dernière instance nationale. La Suisse, qui est un Etat de droit, respecte les décisions prononcées par le Comité.

Le plaignant est un ressortissant érythréen représenté par le Centre suisse pour la défense des droits des migrants. Cette personne est une victime d’actes de torture en Erythrée, commis alors qu’elle était privée de liberté, pour des motifs d’ordre politiques. Elle a introduit une demande d’asile en Suisse en septembre 2015 où son frère réside. Comme ses empreintes digitales avaient été prises en Italie, les dispositions qui mettent en œuvre le règlement Dublin III lui furent appliquées et son renvoi de Suisse vers l’Italie prononcé par le Secrétariat d’Etat aux migrations.

Selon le règlement Dublin III, une demande d’asile est examinée par un seul Etat membre, soit celui dans lequel le requérant est arrivé en premier. La Suisse applique de façon stricte et mécanique ce règlement, sans véritablement prendre en considération la situation individuelle des personnes qui sollicitent une protection. C’est précisément ce qui est reproché par le Comité à la Suisse.

Peu de temps après son arrivée en Suisse, l’état de santé de la personne concernée a nécessité une prise en charge resserrée par la consultation pour victimes de torture et de guerre des HUG. Le Tribunal administratif fédéral a prononcé un premier arrêt expéditif en novembre 2015, moins d’un mois après le prononcé de la décision de renvoi, sans autoriser des actes d’instruction après que le recours eut été interjeté. L’octroi d’un délai pour produire un rapport médical, bien que le recourant ait allégué être gravement atteint dans sa santé psychique et qu’il bénéficiait du soutien indispensable de son frère, a été refusé.

Puis le Tribunal a prononcé un second arrêt en janvier 2017, alors que la personne concernée avait déposé une seconde demande d’asile en Suisse après avoir été renvoyée en Italie. Dans cet arrêt, le Tribunal a considéré que le rapport médical détaillé produit contenait de simples conjectures et a rejeté le recours sur la base de généralités sur les possibilités de prise en charge en Italie.

Dans sa décision du 3 août 2018, le Comité fournit des lignes directrices qui doivent être appliquées par la Suisse et les autres Etats liés par le règlement Dublin lorsqu’ils traitent la situation de personnes victimes d’actes de torture. Le Comité rappelle qu’une victime de torture a, selon l’article 14 de la Convention, un droit à obtenir les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible, par exemple de bénéficier de traitements médicaux spécialisés. Ainsi, il incombe à l’Etat qui veut renvoyer une victime de torture de procéder à une évaluation individuelle des risques que cette personne devrait affronter dans le pays de destination en prenant en considération sa situation de vulnérabilité.

Dans la situation de cette personne érythréenne, le Comité constate que celle-ci a produit des rapports médicaux détaillés s’agissant de sa vulnérabilité, de ses besoins médicaux spécifiques et de la nécessité de demeurer proche de son frère. Les autorités suisses auraient dû déterminer si des services de réadaptation appropriés étaient effectivement disponibles en Italie, et obtenir l’assurance des autorités italiennes que cette personne bénéficierait d’un accès immédiat et continu à ces services, ce qu’elles n’ont pas fait.

Ainsi, en raison de l’absence d’une évaluation individuelle de la situation, l’exécution du renvoi en Italie constituerait une violation du droit à la réadaptation et en conséquence un mauvais traitement, soit une violation de la Convention. Le Comité relève que le mauvais traitement auquel serait exposé cette personne en Italie, par une prise en charge inappropriée, avec l’absence de l’environnement stable que lui procure en Suisse la présence de son frère, entraînerait une aggravation de son état dépressif, avec un risque réel de suicide, auquel cas le mauvais traitement atteindrait un niveau comparable à un acte de torture. Le renvoi vers l’Italie est ainsi contraire au principe de non-refoulement, soit une autre violation de la Convention.

Cette décision constitue le minimum d’humanité que l’on peut attendre de la Suisse. Les principes qui y sont décrits s’appliquent dans de nombreuses situations; les victimes de torture qui demandent la protection de la Suisse ne sont pas rares. Il appartient aux autorités suisses de modifier leur pratique pour se conformer à cette jurisprudence du CAT.

* Membre du comité de l’Association des juristes progressistes (AJP) et du Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM).

Opinions Chroniques Dominique Bavarel

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