Chroniques

Mentir

Mauvais genre

Ce n’est pas bien de mentir. On devrait le dire aux demandeurs d’asile avant qu’ils ne remplissent les formulaires, qu’ils ne répondent aux questions (sur leur âge, notamment, qu’on détermine désormais par radiographie des os). Le moindre détail erroné, ou perçu comme tel, leur vaudra un refus immédiat d’entrée en matière, le rejet de la demande, le renvoi. Nous vivons dans un pays où l’on aime les gens fiables.

Mentir, ce n’est pas beau. On aurait dû le rappeler à Pierre Maudet, Conseiller d’Etat dont l’une des fonctions consiste précisément dans la signature des ordres d’expulsion par vol spécial pour les requérants déboutés. Et qui signe, sans grand état d’âme; voire, au besoin, avec d’énergiques mouvements de menton, en bon officier de l’armée suisse.

Mais à vrai dire il le savait pertinemment. Il a pourtant dû s’imaginer que c’était la règle du jeu, pour un homme politique. Mentir. Il a sans doute cru qu’il le savait, qu’il le pouvait. Il l’avait peut-être déjà fait, par le passé, avec succès. Mais la machine s’est grippée. Et le petit capitaine s’est retrouvé dans la situation, si familière aux candidats à l’asile, de celui qu’on examine avec soupçon, qui commence à perdre un peu pied, tente quelque stratégie d’évitement, maladroite; qui s’enferre, se décrédibilise à trop vouloir paraître crédible. Il avait été jusqu’alors fort bon comédien; mais ce rôle ne lui était pas familier; il s’y est montré pitoyable. S’il doit encore entériner des procédures d’expulsion, j’aimerais qu’il garde mémoire de l’expérience.

Il l’a reconnu spontanément: en mentant, il cherchait à cacher. C’est bien le reproche qu’on lui fait. Mais j’avoue me demander si ce reproche ne vise pas lui-même à dissimuler, du moins à détourner l’attention; à servir de paravent, voire de leurre.

Il y a d’abord ces «amis» auxquels on ne s’est guère arrêté, avant que les journaux alémaniques ne s’intéressent à des déclassements de terrains. Mais le terme d’ami a sa beauté, et celui de promoteur immobilier, apparemment, ne suscite plus les réactions épidermiques d’autrefois, du temps de la spéculation effrénée, quand bien même la situation du logement reste tendue à Genève. Il y a donc les fréquentations, celles d’un certain milieu, qui ont amené à une première invitation, par le «Groupe Bilderberg», un club très fermé, voire opaque, qui mêle politique, affairisme, maîtrise de l’information… Une seconde invitation a aussitôt suivi, fameuse et fumeuse, celle d’Abou Dabi. C’était la même année 2015, et je n’y vois aucune coïncidence. On a dû penser en quelques hauts lieux qu’on disposait là d’une excellente recrue, promise à un bel avenir; le soldat Maudet devait en avoir aussi la certitude, avec en ligne de mire la candidature au Conseil fédéral qu’il a déposée deux ans plus tard.

Le voyage à Abou Dabi nous a d’abord été présenté sous le signe de l’amitié, à travers un «ami d’amis». Les choses ont pris ensuite un tour plus sérieux, et ce fut un ministre (celui de la Défense), ou un cheik. On parle à présent du prince héritier; un terme encore plus beau que celui d’ami, et assurément plus noble; qui convient admirablement à la magnanimité du geste, à la générosité de l’invitation. Et tout glisse sur ce titre de noblesse. On peut rappeler que Sarkozy accueillait Kadhafi à l’Elysée, évoquer Poutine donnant l’accolade à Bachar al-Assad, imaginer – dans de la politique-fiction – un Conseiller d’Etat genevois faisant des risettes à Saddam Hussein: aussitôt, on sentira la réprobation de l’interlocuteur, son indignation, devant ces compromissions avec des tyrans sanguinaires. Il faut dire que les despotes libyen, syrien ou irakien sont ignobles à plus d’un titre. De petits parvenus, qui n’ont pas été adoubés par la Grande-Bretagne monarchique et coloniale, comme les ancêtres de Mohammed bin Zayed al-Nahyan. Ce qui explique qu’ils doivent assumer nommément leurs exactions. Regardez dans mon journal préféré: à propos des horreurs syriennes, Le Courrier n’hésite pas à parler de «Bachar» ou du «régime d’al-Assad». Mais pour ce qui est de la guerre du Yémen, j’ai beau chercher, je n’y trouve jamais le nom du prince: il n’est question, pudiquement, que de «la coalition dirigée par l’Arabie saoudite». Ce qui est fort injuste si l’on tient compte de son rôle décisif dans la destruction de ce pays et le massacre de sa population. Mais aussi honnête que se veuille l’information, il y a un certain langage de la presse (souvent fourni par les agences), des expressions toutes faites, des mots, des noms – des silences aussi. D’ailleurs, vous ne trouverez personne pour écrire – et surtout pas moi – que Maudet a serré la main d’un affameur, d’un bourreau, encore toute dégoulinante du sang de civils innocents. Ce qui vaut pour Bachar ou Saddam ne saurait être appliqué à un prince.

Mais je m’égare. Revenons à mon sujet, à l’essentiel: Maudet a menti. Et ce n’est pas joli joli.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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