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Ne pas mélanger…

A rebrousse-poil

Entre 1976 et 1983, l’Argentine est sous la coupe d’une junte militaire dirigée par le général Videla. Pendant cette période, 30 000 personnes disparaissent, torturées, exécutées, 500 000 sont contraintes à l’exil, et 500 centres clandestins de détention et de torture sont créés.

La Coupe du monde de football y est organisée en 1978. Le régime met en avant cet événement pour tenter de présenter au monde l’image d’un pays «normal» et de détourner l’attention des crimes qu’il commet. Un mouvement visant à boycotter cette manifestation ne rencontre guère de succès. Dans leur immense majorité, les joueurs, les chroniqueurs, les spectateurs s’offusquent et protestent:

– Il ne faut pas mélanger le sport et la politique!

L’âme tranquille et les mains blanches, ils se ruent dans les stades, tandis qu’à deux pas, dans la sinistre Ecole de mécanique de la Marine, on torture sans relâche.

Chez nous, à ma connaissance, seul un journaliste a le courage de s’inscrire à contre-courant, et de déclarer publiquement qu’il ne se rendra pas à Buenos Aires. Pas question pour lui de cautionner par sa présence les horreurs perpétrées par la dictature. Son nom: Raymond Pittet.

Grand respect.

Rien à voir, bien sûr, entre cette Coupe du monde et ce qui m’occupe aujourd’hui.

Absolument rien, que ce soit clair!

Pas de parallèle possible entre l’Argentine de Videla et le pays censé accueillir, en 2019, le concours Eurovision de la chanson! Aucun, je le répète!

Le seul rapprochement qu’on pourrait faire est que, dans les deux cas, un régime controversé compte sur un événement de portée internationale pour espérer se refaire une virginité. Point.

Rappel: lors du concours Eurovision de 2018, c’est la chanteuse israélienne Netta Barzilai qui remporte la palme, avec son inoubliable chanson Toy. (Si vous ne connaissez pas ce chef-d’œuvre – mais dans quel monde vivez-vous donc? – courez vite sur le net pour le déguster!). Suivant le règlement du concours, l’édition suivante sera organisée dans son pays.

Des voix s’élèvent pour demander qu’on refuse d’offrir une telle vitrine au gouvernement de Benjamin Netanyahou. Tout récemment, faisant suite à un appel lancé par les milieux culturels palestiniens, le Guardian a publié une tribune appelant au boycott, signée par 140 artistes de renommée internationale.

Comme un lointain écho aux supporters de 1978, les partisans de l’Eurovision 2019 en Israël ont une réaction de vierge effarouchée:

– Il ne faut pas mélanger la culture et la politique!

(Petite et rapide digression: on peut se demander si ce concours mérite d’être assimilé à cette belle chose qu’est la culture. N’est-ce pas plutôt devenu une affaire commerciale, une façon de ménager du temps de cerveau disponible dans le crâne des pauvres gogos? Bref…).

Il faudrait donc, revêtu de ses plus belles paillettes, aller joyeusement gazouiller à Tel Aviv, en fermant les yeux sur les souffrances qui sont infligées au peuple palestinien depuis septante ans. Il faudrait oublier que, pendant que Netta Barzilai triomphait sous les projecteurs, les snipers de l’armée israélienne abattaient froidement et systématiquement les jeunes Gazaouis désarmés venus manifester à la frontière de leur pays-prison. Oublier le non-respect par Israël, et depuis septante ans, de toutes les résolutions de l’ONU, le vol des terres, les colonies illégales, l’occupation militaire, le blocus de Gaza, la destruction des villages et des maisons, les prisonniers politiques, le mur et les check points, les humiliations permanentes…

Soyons clairs: on ne peut pas actuellement aller chanter innocemment en Israël. Si ce concours doit avoir lieu là-bas, ceux qui offriront leur voix et leur visage aux télévisions européennes seront complices d’une propagande qui vise à donner une image séduisante de ce pays. Ils seront cautions des agissements de son gouvernement… tout en interprétant une chanson (sourions un peu, c’est dans le règlement de la sélection suisse) «comportant un message fort… propre à éveiller les consciences… inspiré par l’actualité…» mais «n’ayant aucun caractère politique».

Une pétition demandant aux artistes suisses et à la SSR de boycotter ce concours va être lancée tout prochainement. Aux collègues, et peut-être même amis, qui me répondront «il ne faut pas mélanger la culture et la politique», je me permettrai de rappeler l’exemple digne de Raymond Pittet.

www.michelbuhler.com. Dernier roman: Retour à Cormont, chez Bernard Campiche Editeur, avril 2018.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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lundi 8 janvier 2018

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