Agora

De l’intermittence à Genève

Le Poche s’est doté d’une troupe maison pour sa saison 2018-19. «Une erreur regrettable», selon Elidan Arzoni, directeur de la Cie Métamorphoses, jugeant que la démarche contribue «à rendre encore plus difficile» la situation de l’ensemble des intermittents genevois.
Théâtre

Je trouve curieux que le Poche n’ait pas fait d’annonces pour des auditions afin de constituer son ensemble pour la saison prochaine en donnant sa chance au plus grand nombre. C’est une démarche négative qui va contribuer à rendre l’intermittence encore plus difficile à Genève, alors qu’elle est déjà invivable. Dans ce sens, distribuer les mêmes six comédiens dans les six créations de la saison et personne d’autre semble malheureusement être une erreur regrettable (même si c’est réjouissant pour les comédiens concernés).

En effet, sur l’ensemble de la saison, il y avait, selon le programme du Poche, vingt-cinq rôles à distribuer pour six créations. Donc, dans le meilleur des cas, il y avait la possibilité d’engager vingt-cinq comédiens dans un théâtre de l’institution, chacun pour un spectacle de la saison. Ce qui, avec d’autres engagements ailleurs, aurait permis à ces vingt-cinq comédiens de vivre plus ou moins dignement de leur art et éventuellement de pouvoir renouveler leur délai-cadre à l’Office régional de placement (ORP). Mais, le directeur du Poche a préféré attribuer le jackpot à six comédiens bien chanceux (et vraiment, tant mieux pour eux) sans mise au concours, tandis que certains parmi les nombreux autres intermittents qui ne feront pas partie de la saison du Poche risquent éventuellement de se retrouver à l’Hospice général.

Je n’ai pas souvenir que le fait de former un ensemble fasse partie du cahier des charges du Poche. Ça, c’est éventuellement le rôle de la future Nouvelle Comédie. Je ne doute pas que les justifications existent (il y a peu de choses qu’on ne puisse pas justifier d’une manière ou d’une autre) et le Poche cherche justement – c’est encore là une absurdité monumentale qui pourrait être prise pour du cynisme – à justifier son choix dans son programme via le souci de l’intermittence. Mais cela ne change rien au fait que c’est une très mauvaise nouvelle pour les comédiens genevois.

A mon sens, un théâtre institutionnel a également une responsabilité dans ce domaine, ne serait-ce que sur le plan de l’éthique. On l’oublie malheureusement trop souvent dans le milieu théâtral, mais c’est important, l’éthique. Particulièrement dans un monde qui semble perdre ses valeurs et lorsqu’on porte un regard sur la société comme le théâtre est sensé le faire.

Il est donc étonnant que le directeur du Poche, pourtant un artiste, un auteur, un metteur en scène, n’y ait pas pensé ou qu’il ait délibérément fait ce choix, sachant ce que cela aura comme conséquences néfastes pour tous les autres intermittents de la place. Et il est totalement incompréhensible que la Fondation d’art dramatique (FAD) qui a pour fonction d’assurer l’exploitation de la Comédie de Genève et du Nouveau Théâtre de Poche ait accepté de cautionner cela. Aussi, lorsque la Nouvelle Comédie créera une troupe, il serait souhaitable qu’elle organise des auditions ouvertes.

Il ne faut pas lire ces lignes comme étant une attaque personnelle à l’égard du directeur du Poche. Ce n’est absolument pas le cas. Il s’agit simplement à mes yeux d’une grave erreur de politique au niveau du recrutement, un aveuglement, une faute, qui n’est pas tolérable dans le contexte actuel de l’intermittence à Genève. Cependant, errare humanum est. Et nous en faisons tous. Mais la citation latine se poursuit de cette façon: perseverare diabolicum…

On peut toujours choisir de se taire pour ne pas déranger, ou par intérêt, ou par lâcheté, ou pour mille autres raisons, mais ce serait cautionner ce que le théâtre dénonce depuis ses origines: l’injustice.

* Acteur, metteur en scène, directeur de la Compagnie Métamorphoses, Genève.

Opinions Agora Elidan Arzoni Théâtre

Autour de l'article

Connexion