Chroniques

Do you speak english?

Mauvais genre

Il faut connaître les langues, disait-on naguère. Mais les temps changent: c’est UNE langue qu’il faut connaître à présent – au singulier, et quand bien même elle n’a rien de très singulier, sous la forme qu’elle a prise. Une langue qu’on dit universelle, mais qui semble s’être réduite à quelques usages et un quartier. «Do you speak english? – Yes, I speak Wall Street English.» C’est bien; on vous fait les questions et les réponses; on vous indique où il convient de prendre ses cours, et surtout quel anglais parler: celui d’un quartier d’affaires; celui du business.

Rien de plus normal, à vrai dire, pour un réseau d’établissements qui fait du business avec cette langue. Mais apprendre l’anglais, ce n’est plus, comme pour d’autres langues, se mettre en mesure de le maîtriser, d’en faire un outil adapté à vos besoins, à vos désirs, à vos idées: c’est entrer dans une certaine logique économique, sociale, politique; c’est assimiler une idéologie, et devoir s’y conformer.

J’ai pu le constater en reprenant des cours en vue de retrouvailles avec des cousins britanniques: le manuel proposé par la Maison des Langues de l’Université de Genève, du moins pour mon niveau, me présentait des dialogues qui étaient volontiers de l’ordre de la pause-café entre collègues d’une grande entreprise. J’ai pu notamment y apprendre comment demander une augmentation à mon patron – ce à quoi je ne me suis pas encore essayé, ni en anglais ni en français, sachant l’Etat de Genève assez chatouilleux sur sa grille salariale.

Parallèlement, j’ai bénéficié de toute une série de suggestions, voire de prescriptions, quant à la façon de se comporter, de vivre; ou pour ce qui concerne notre futur inéluctable, comme dans cette leçon où une architecte londonienne affirmait sans ambages que le futur des villes serait vertical, avec des gratte-ciel où l’on n’aurait qu’à descendre les étages pour trouver tout ce dont on peut avoir besoin, de la salle de concerts au shopping center en passant par le fitness – sans jamais devoir en sortir, ce qui réduirait la pollution liée au trafic et réglerait tous les problèmes de sécurité. Son interlocuteur se montrait d’abord dubitatif, puis opinait: «Vous commencez à me convaincre; vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez.»

Bonne réaction. Car la forme de ces dialogues ne vise pas à présenter d’authentiques échanges: elle a pour seule fonction de vous fournir des phrases et des idées toutes faites. D’où des duos où une femme, presque toujours (et pour bien prouver que c’en est fini du patriarcat), fait la leçon à un homme qui doit reconnaître qu’il pense mal. On en trouve d’excellentes illustrations, en ligne, dans le programme de la BBC «6 Minute English». Il suffit d’en lire les titres, tels que: Trop de sucre; ou, sous forme plus subtilement interrogative: Peut-on mentir aux enfants? Faut-il acheter de l’eau en bouteille? Est-ce une bonne chose que de laisser les voitures en dehors des villes? Who needs a manbag? (avec des photos de différents modèles de sacs pour hommes); How bad is booze? (car l’alcool est une importante cause de cancer).

Aucune progression dans l’apprentissage, aucune logique dans le choix du vocabulaire à retenir, où se mêlent indistinctement les mots les plus usuels et des termes très techniques. L’essentiel est que vous saisissiez bien la morale, que vous l’appliquiez; ou que vous fassiez chorus: Young and in business! Ne trouvez-vous pas extraordinaires, Rob, ces jeunes entrepreneurs dont toute la réussite repose sur leur enthousiasme? – Je m’en émerveille chaque jour davantage, douce Alice!

Mais cet apprentissage qui passe par la langue doit être commencé très tôt. Une société neuchâteloise, Kokoro lingua, s’est donc fixé pour défi d’enseigner l’anglais aux enfants entre trois et sept ans, avec des vidéos pédagogiques où les acteurs ont à peu près le même âge. Sa directrice s’en expliquait dans Le Temps du 26 avril: «Grâce à cette expérience de pair à pair, il y a un effet d’identification. Le spectateur a envie de rentrer dans l’univers de l’autre enfant qui joue le rôle de l’enseignant.» La découverte de la langue s’efface derrière le mimétisme.

Avec de nobles intentions: kokoro veut dire cœur, en japonais; et l’ambition de ce «projet» linguistique est de «faire un petit pas pour plus de Paix» en «initiant une méthode pédagogique fondée sur l’apprentissage du cœur». Le site de l’association développe longuement les «fortes valeurs universelles» qu’elle s’efforce de promouvoir, sans donner pour autant d’indications précises, concrètes, sur la manière dont cet anglais-là est enseigné aux jeunes scolarisés. Car, «au fond, il s’agira de l’enfant, de sa relation aux autres et au monde et de la meilleure manière de s’enrichir à leur contact». On pouvait redouter que kokoro-mon-cœur ne réunisse qu’un team de doux idéalistes. Mais celle qui est à sa tête «a fait ses preuves au sein de grands groupes (LVMH, Gucci)». Young and in business! – Je ne vous le fais pas dire, Alice!

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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