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Post lucem tenebrae?

Philippe Borgeaud commente une nouvelle parue le 26 avril concernant l’enseignement du fait religieux à l’école obligatoire dans le canton de Genève.
École

A Genève, le Département de l’instruction publique est sur le point d’abandonner l’enseignement des Grands Textes, dont «certains sont compliqués à aborder ou sont en décalage avec les périodes à étudier selon le Plan d’études romand», selon Isabelle Vuillemin, directrice du Service de l’enseignement et de l’évaluation. Comme le journaliste Rachad Armanios l’explique dans un article du Courrier paru le mercredi 25 avril 2018, c’est «en 2011, sous la houlette du magistrat Charles Beer, (que) l’enseignement des grands textes fondateurs de nos civilisations, qu’ils soient religieux, historiques ou philosophiques, était introduit au Cycle d’orientation. Cette approche, visant à faire se côtoyer le Coran, la Bible, Homère, Montesquieu ou Gandhi dans les cours d’histoire et d’éducation citoyenne, avait été la solution trouvée pour enseigner le fait religieux dans le cadre d’un canton laïque». Chose remarquable sinon curieuse, le Plan d’études romand existait déjà lorsqu’une commission ad hoc, à laquelle le soussigné appartenait, planchait à Ge-nève sur les Grands Textes, qui furent validés en bonne et due forme par le Service de l’enseignement du Département de l’instruction publique alors dirigé par Isabelle Nicolazzi.

Sous la houlette d’Anne Emery-Torracinta (qui a succédé à Charles Beer), on va donc recentrer «sur les religions». On précise alors que «Le fait religieux doit être abordé comme une réalité historique pour comprendre les religions sans jugement et sans prosélytisme» comme l’explique, non sans candeur, Mme Vuillemin citée par Rachad Armanios.

Beau programme, et pieux relativisme! Que faut-il comprendre, derrière cette «approche»? Le fait religieux (une invention d’historiens catholiques reprise par Régis Debray) a toujours été une notion pour le moins obscure. Dans l’histoire il existe des constructions humaines qui sont effectivement (dans certains contextes) qualifiées de religieuses. Ce qu’on appelle les religions (christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme, shintoïsme, taoïsme, etc.), ce ne sont toutefois pas des faits, mais des catégories mouvantes, plurielles, contradictoires, imposées par des pouvoirs dominants, et parfois soutenues par des institutions. C’est très compliqué. Il y a des historiens qui travaillent sérieusement sur ces matières, mais on ne semble pas les avoir consultés avant de remettre en question l’approche prudente des Grands Textes. Non. On s’appuie sur un groupe éditorial romand judicieusement rebaptisé Agora (ce qui sonne républicain), après avoir été connu comme Enbiro («Enseignement biblique et interreligieux romand»).

Il y a de quoi être inquiet. Ne risque-t-on pas de remplacer cet enseignement conçu en étroite collaboration entre des enseignants genevois du secondaire et des historiens de l’université, dans une perspective anthropologique, par une sorte de catéchisme laïque et pluriel, au nom d’une laïcité définie comme «neutre»?

Telle est la question.

Philippe Borgeaud, Prof. honoraire d’histoire des religions, université de Genève

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