Chroniques

«Escobar»: cinéma et clichés

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

Il est toujours affligeant de voir les industries du cinéma et de la télévision contribuer à la perpétuation de clichés sur certains pays: le dernier film en date sur la Colombie, Escobar, n’échappe pas à ce constat.

Sorti le 18 avril en France, le film du réalisateur espagnol Fernando León de Aranoa parie sur le couple Javier Bardem-Penelope Cruz pour montrer la énième version d’un des épisodes les plus sombres de l’histoire de la Colombie, toujours le même, celui de l’époque durant laquelle les «cartels» de la drogue de Medellin et de Cali ont réussi à dominer la société, l’économie et la politique, au travers du sempiternel Pablo Escobar. Le scénario, lui, se base sur les mémoires de celle qui fut sa maitresse de 1983 à 1987, Virginia Vallejo.

Issue d’une prestigieuse famille de l’oligarchie colombienne, Virginia Vallejo est connue dans son pays pour avoir été une présentatrice et journaliste de télévision très populaire durant les années 1970-80. Ce n’est qu’après sa fuite aux Etats-Unis en juillet 2006, sous protection de la DEA, agence anti-drogue nord-américaine, et surtout lors de la publication de son livre Amando a Pablo, odiando a Escobar («Pablo, je t’aime, Escobar, je te hais») en 2007, qu’elle révèle, au fil des pages et de diverses interviews accordées à la presse, la confirmation de ce que l’on savait déjà par d’autres témoignages fournis dans le cadre de divers procès: Pablo Escobar a, entre autre, arrosé d’argent la classe politique colombienne tous partis confondus, fait assassiner le ministre de la Justice de l’époque Rodrigo Lara Bonilla à l’origine du mécanisme d’extradition permettant à la Colombie de remettre ses propres criminels aux Etats-Unis afin qu’ils y soient jugés pour trafic de drogue, et mené une guerre totale contre l’Etat colombien à partir de 1989, dans l’espoir de faire abroger ladite loi.

En se basant sur ce livre, la seule originalité du film est de montrer l’histoire d’amour entre une flamboyante jeune femme et le pire des bad boys imaginable. C’est un peu court. Et c’est presque inexact.

Car, si le livre de Virginia Vallejo a défrayé la chronique en 2007 et s’est placé dans les meilleures ventes aux Etats-Unis, c’est parce qu’elle y donnait sans état d’âme les noms des différents présidents, sénateurs et représentants qui ont eu des liens directs avec Escobar – dont celui du sénateur Alberto Santofimio, commanditaire de l’assassinat de son rival du Parti libéral pour les présidentielles de 1990, Luis Carlos Galán, et qui purge aujourd’hui une peine de 24 années de prison. Le portrait politique des années des «cartels» de la drogue y apparaissait donc sans complaisance.

Or justement, Escobar laisse la sensation d’une grande complaisance tant à l’égard d’Hollywood, des Etats-Unis et de la DEA, que des dirigeants colombiens.

Pour commencer, les dialogues se déroulent dans un anglais assez étrange, parlé avec divers accents hispaniques, et mâtiné de chapelets d’injures et autres interjections en espagnol pour faire plus authentiquement colombien. Du point de vue du marketing, cela évitera surtout au public nord-américain de devoir faire l’effort de lire des sous-titres. Mais les compromis les plus dérangeants concernent la politique. Si certaines situations sont retracées à grands traits – assassinat du ministre de la Justice Lara Bonilla (avril 1984), assassinat du directeur du grand quotidien El Espectador Guillermo Cano (décembre 1986), qui le premier avait rappelé en 1983 la trajectoire criminelle d’Escobar à l’origine de son enrichissement et de ses aspirations politiques, assassinat du candidat présidentiel du Parti libéral Luis Carlos Galán (août 1989) –, les noms des politiciens ayant été directement en contact avec Escobar pour bénéficier de ses faveurs, telles que financements de campagnes, voire assassinats, sont passés sous silence. Certes, on entend parler de «trois présidents et ex-présidents». Mais le film ne les nomme pas. Virginia Vallejo, dans son livre et ses interviews, fut plus explicite: il s’agit d’Alfonso Lopez Michelsen, d’Ernesto Samper et d’Alvaro Uribe. Le silence du scénario permet surtout de ménager ces personnalités, ainsi que des pans entiers de la classe politique colombienne qui leur sont associés. Peu importe: au bout du compte, Escobar est le seul nom qui doit continuer à résumer la Colombie, car cela fait vendre. Lui-même n’aurait pu rêver façon de procéder plus efficace.

* Journaliste internationale.

Opinions Chroniques Laurence Mazure

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lundi 8 janvier 2018

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