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Mythes et réalité

Bernard Clerc écorne le mythe de la réussite «à la force du poignet» du fondateur d’Ikea Ingvar Kamprad.
(Re)penser l'économie

Le fondateur d’Ikea est décédé récemment. Ingvar Kamprad est présenté comme l’archétype du fils de paysan pauvre qui est parvenu à faire fortune à la force du poignet. Mourir multimilliardaire ne serait dû qu’à ses capacités personnelles. On se demande d’ailleurs bien pourquoi le monde ne compte pas plus de multimilliardaires, dès le moment où des hommes et des femmes de qualité ne manquent pas sur cette planète. Ne nous étendons pas sur les anecdotes entourant ce monsieur: vendant des allumettes à l’âge de 17 ans, économe car roulant dans une vieille Volvo, collectionnant les points dans les supermarchés, voyageant en deuxième classe, etc.

L’ex-résident d’Epalinges n’a pas construit un empire du meuble employant près de 200 000 salariés et générant un chiffre d’affaires annuel de 38 milliards d’euro grâce à sa pingrerie! Ses fondations et sociétés réparties aux Pays-Bas, au Luxembourg, au Liechtenstein et en Suisse (comme son domicile personnel pendant de nombreuses années) lui ont permis de réaliser de l’évasion fiscale à grande échelle et d’accroître sa fortune de manière significative.
Au départ, M. Kamprad a eu une excellente idée: vendre des meubles en pièces détachées, faciles à transporter et que le client doit monter lui-même. Cela s’est accompagné de l’idée d’un design nouveau et d’un développement d’une vision différente de l’ameublement et de l’habitation. Cela étant, peu de gens semblent remarquer qu’il transfère ainsi le coût du transport et du montage sur son client. Ce dernier paie certes moins cher, même si l’on peut discuter de la qualité, mais il doit effectuer un travail gratuit pour obtenir un produit fini. Ce travail ne serait pas un véritable travail, puisqu’il n’est pas monétisé. Mais, économiquement, le client devrait compter le temps passé au montage du meuble et calculer le prix total réel en y rajoutant son «salaire» en fonction du temps consacré et du salaire horaire qu’il reçoit dans son activité professionnelle.

Lors de l’apologie du fondateur d’Ikea, nous n’avons pas trouvé trace d’un facteur important qui lui a permis de faire fortune. Dans un ouvrage paru en 2005, Michel Villette et Catherine Vuillermot1>1 Michel Villette, Catherine Vuillermot, Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, La Découverte, 2005. relèvent un élément décisif qui a permis à Ingvar Kamprad de faire décoller son entreprise: «A partir de 1961, en pleine guerre froide, il signe un accord pluriannuel avec la PAGED, agence polonaise pour l’exportation des industries d’ameublement. Cet organisme d’Etat lui fournit le moyen de s’approvisionner en masse et à bas prix. Comme le dit un proche collaborateur d’Ingvar, responsable des achats: «J’ai rarement dépensé plus de 50% du prix que j’aurais payé en Suède». De grands succès commerciaux d’Ikea, comme les bibliothèques Billy, sont fabriqués en Pologne sur la base de contrats à long terme, selon les dessins d’Ikea, avec l’aide technique d’Ikea et avec des coûts de main-d’œuvre quatre fois plus bas qu’en Suède.

Les auteurs de l’ouvrage mettent aussi en évidence que l’innovateur n’est pas celui qu’on croit: «Comme dans bien d’autres histoires d’entreprises, l’homme d’affaires n’est pas l’innovateur. Il y a dissociation des rôles entre celui qui monte l’affaire (Ingvar Kamprad) et les collaborateurs et partenaires, qui inventent les formules innovantes décisives pour prolonger la croissance jusqu’à une position de leadership solide.»

On le voit, l’hagiographie officielle ne dévoile pas tout de la réussite des grands entrepreneurs. Ce n’est pas un hasard si, la plupart du temps, ceux-ci choisissent les journalistes ou les écrivains qui rédigent leur biographie. Bien entendu, la publication doit conforter l’image que l’entrepreneur veut donner de lui.
Mais soyons justes. Kamprad n’est pas le seul multimilliardaire à avoir trouvé le truc ou l’opportunité qui lui a permis de s’enrichir au-delà du raisonnable. Dans le livre de Villette et Vuillermot, nous trouvons le portrait d’une trentaine de ces entrepreneurs dont le mythe de la réussite «à la force du poignet» mérite d’être quelque peu écorné.

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Bernard Clerc est membre de SolidaritéS et ancien député.

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