Agora

Une réalité qui doit poser problème à la gauche

En ne nommant que des «éduqués supérieurs» à ses postes d’encadrement, le Parti socialiste vaudois se coupe de sa base. Reprenant les propos du conseiller d’Etat Pierre-Yves Maillard, Pierre Aguet pointe les conséquences de la sous-représentation des milieux populaires au sein de la classe politique.
Social démocratie

Lorsque Pierre-Yves Maillard, au dernier congrès de Lausanne, a attiré l’attention du Parti socialiste vaudois sur le fait que ce dernier ne confiait des responsabilités qu’à des universitaires et qu’il se coupait de sa base, de nombreux journalistes et beaucoup de militants ont réagi négativement. C’est pourtant bien ce qui se passe. Les quatre dernières «promotions» ont été assumées par deux professeurs d’université, au Conseil d’Etat et au Conseil national, par un médecin et un professeur du secondaire au Conseil national et au Grand Conseil vaudois. Je leur dis un grand merci pour leur important apport à notre combat, merci de mettre leurs compétences au service d’une si bonne cause. Mais ils illustrent parfaitement les propos de PYM.

Ce phénomène a été récemment étudié par Emmanuel Todd sur le plan mondial. Dans Où en sommes-nous? (Seuil, 2017), j’ai trouvé l’explication la plus approfondie. Pendant les Trente Glorieuses, un effort considérable a été fait, avec succès, pour permettre aux enfants d’employés et d’ouvriers d’accéder aux études supérieures, même si une très large majorité des universitaires restent des enfants de parents universitaires eux aussi.

Une espèce de «méritocratie» s’est développée qui a créé une sorte de nouvelle classe sociale, les éduqués supérieurs, pour reprendre la formulation de Todd. Ces derniers qui regroupent les cadres de la politique, de la banque, de l’industrie et des médias se comprennent bien et définissent ce qui doit être le politiquement correct. Certainement parce qu’ils ont de bons revenus, ils ne remettent pas en cause l’invraisemblable répartition des richesses ni le glissement du pouvoir en dehors des institutions démocratiques. Cette classe n’est plus consciente de la fragilité, pour ne pas dire du désespoir, du peuple qui trime et obtient des salaires si bas que presque tous les ménages, depuis quelques décennies, sont obligés d’avoir deux salaires au minimum pour s’en sortir.

Conséquences: en France, il n’y a plus qu’un Français sur quatre qui croit encore à la fiabilité des journalistes. En Allemagne, l’AfD entre en force au parlement et bloque le fonctionnement des institutions de l’Etat. En Grande-Bretagne, les citoyens sortent de l’Europe. Aux Etats-Unis, le millionnaire Trump déstabilise son pays et le monde. En Suisse, le millionnaire Blocher entraîne des majorités vers des solutions qui sont à la limite du dramatique. Il utilise notre remarquable démocratie directe comme instrument de déstabilisation avec des textes encombrants, voire inapplicables. Certains vont jusqu’à supprimer les services publics les uns après les autres. Le prochain: la SSR.

Tous remettent à la mode les bonnes vieilles recettes fascistes. Ils font porter aux étrangers les vilénies d’un système dramatiquement inégalitaire et le peuple applaudit.

Dans Le Pari du possible (éd. Favre, 2017), Pierre-Yves Maillard affirme à Thierry Meyer, ancien rédacteur en chef de 24Heures: «On peut être riche, bien formé, universitaire, mais on doit rester fidèle à ses racines, à cette réalité sociale, à ce pourquoi son parti existe.» Il ajoute, à la page 65, les affirmations du futur président Lula du Brésil, exprimées à Porto Alegre devant 20 000 personnes: «Vous êtes dans une université, vous parlez entre vous et créez du savoir qui vous aide à vous émanciper… mais moi je ne sais rien, j’ai quitté l’école à 12 ans. Tout ce que je sais, je l’ai appris à l’occasion d’échanges avec les gens. Une université américaine m’a proposé de venir me former chez elle, de m’enseigner la véritable économie. Or c’est une université prestigieuse qui a formé les anciens présidents du Brésil, les Cardoso, Collor de Mello, tous ceux qui ont mis en faillite le pays. Cela m’a donné à réfléchir et j’ai dit non merci.»

Je laisse la conclusion à Pierre-Yves Maillard: «Les universitaires ne sont pas tous de droite. Mais il y a une forme de mimétisme qui n’est pas innocente. On défend d’abord les intérêts de ceux qui nous ressemblent… Lorsqu’une élite se construit dans la sociale-démocratie ou dans les syndicats, où tous ceux qui la composent ont vécu à peu près le même parcours, ils peuvent oublier qu’ils constituent aussi une communauté d’intérêt.

»Il n’y a jamais eu autant de salariés qu’aujourd’hui. Combien de personnes sont régies par des contrats de travail relativement fragiles? Combien d’entre elles touchent un revenu qui permet tout juste d’équilibrer le niveau de vie du ménage? Combien dont les qualifications sont modestes ou moyennes? En Suisse, la somme de ces trois définitions regroupe des millions de gens. Et qui les représente politiquement? Chez les élus, ces gens sont presque invisibles. Une masse silencieuse que personne n’incarne. Cette réalité ne peut pas ne pas poser problème à la gauche.»

Merci de poser cette question qui dérange, qui met mal à l’aise, mais qui doit être posée, prise au sérieux et si possible recevoir une réponse.

* Ancien conseiller national, Vevey.

Opinions Agora Pierre Aguet Social démocratie

Connexion