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Les veuves lesbiennes ne sont-elles pas des femmes?

ENTRE SOI.E.S

Dans La pensée straight de 1992, Monique Wittig analysait la place des lesbiennes dans notre société: mises à l’écart car ne correspondant pas aux institutions hétéropatriarcales qui attribuent aux femmes les fonctions d’épouses et de mères dans la famille traditionnelle. Aujourd’hui, la célèbre phrase «les lesbiennes ne sont pas des femmes» de Wittig résonne encore avec vigueur.

En Suisse, en ce qui concerne la rente de veuvage, la loi stipule que «[l]e partenaire enregistré survivant est assimilé à un veuf». Une femme qui perd sa partenaire est donc considérée comme un homme et touche par conséquent une rente plus basse que celle des femmes survivantes d’un couple hétérosexuel. De cette discrimination est née une pétition de l’Organisation suisse des lesbiennes (LOS)1 value="1">Pétition «Une veuve n’est pas un veuf» disponible sur: los.ch qui demande à ce que cet article de loi soit modifié.

La pétition «Une veuve n’est pas un veuf» dévoile la manière ambivalente dont la Suisse traite les questions d’égalité dans les assurances sociales. D’un côté, la répartition des assurances sociales, dont celle de veuvage, tient compte d’inégalités de faits existant dans la société. Par rapport aux hommes, les femmes sont discriminées sur le marché du travail et prennent encore en charge la quasi-totalité des tâches domestiques. Par conséquent, lors du décès de leur conjoint, elles se voient attribuer un montant plus élevé par rapport à ce qu’elles ont cotisé. Un fonctionnement basé sur la solidarité, principe au cœur des assurances sociales.

D’un autre côté cependant, c’est l’organisation familiale hétérosexuelle classique qui reste au centre de cette réflexion. Selon le Conseil fédéral, on ne peut donc étendre le calcul des rentes aux couples partenariés car «la différence habituelle en faveur des veuves tient compte du fait qu’aujourd’hui encore, c’est souvent la femme qui restreint ou abandonne son activité lucrative pour pouvoir s’occuper des enfants, alors que l’homme travaille à plein temps. Cette répartition traditionnelle des rôles ne peut pas être tout simplement appliquée au partenariat enregistré»2 value="2">Message du Conseil fédéral relatif à la loi fédérale sur le partenariat enregistré entre personnes du même sexe.. Cette analyse, reprise par le Tribunal fédéral3 value="3">Tribunal fédéral, 9C_521/2008., pose plusieurs problèmes.

Premièrement, elle sous-entend que les couples de même sexe échappent aux mécanismes sociaux qui organisent la vie des familles. Or, ces couples peuvent être amenés à organiser leur quotidien de sorte à ce que l’un-e prenne davantage en charge le foyer et/ou les enfants (oui, les couples de même sexe ont aussi des enfants). Au lieu de prendre ce critère objectif comme base pour calculer le montant des rentes, le gouvernement conditionne la rente au type de couple formé par les parents.

Deuxièmement, le raisonnement du Conseil fédéral ne prend pas en compte les discriminations subies par les femmes sur le marché du travail, principe pourtant au cœur du calcul classique des rentes des veuves. Si les femmes ont besoin de solidarité sociale, c’est aussi parce qu’elles sont discriminées professionnellement. A cela s’ajoutent l’homophobie et la biphobie que peuvent rencontrer certaines femmes, surtout si elles sont partenariées et donc «officiellement» non-hétéro.

Troisièmement, le Conseil fédéral traite les femmes partenariées survivantes comme des hommes veufs, dont la rente est plus basse, afin de ne pas créer de nouvelles inégalités entre les couples de femmes et les couples d’hommes. Il souligne au détour que la différence de traitement entre veuves et veufs dans le cadre du mariage serait une inégalité de traitement. Une définition très arithmétique de la notion d’égalité… Au lieu d’utiliser une approche intersectionnelle considérant les particularités des femmes lesbiennes ou bisexuelles dans notre société, le législateur a, au nom de l’égalité, assimilé les femmes lesbiennes partenariées à des hommes. Méga logique.

L’introduction du partenariat enregistré représentait une opportunité pour repenser le cadre légal autour du couple et de la famille. Le calcul des rentes, notamment, aurait pu prendre en considération l’existence d’enfants à charge, la répartition des tâches au sein du couple, les inégalités salariales et les difficultés pour la personne survivante, notamment en tant que femme, de s’insérer socialement. Au lieu de cela, on s’en est tenu à économiser dans les assurances sociales et à nier les oppressions spécifiques de certaines catégories de la population. En ne voulant pas créer d’inégalité entre les couples d’hommes et les couples de femmes, la loi a scellé une inégalité entre femmes, renforçant ainsi l’invisibilisation et la discrimination des femmes lesbiennes dans notre société.

Notes[+]

Opinions Chroniques Djemila Carron et Marlène Carvalhosa Barbosa

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lundi 8 janvier 2018

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