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Le philanthrocapitalisme étasunien et les ploutocrates de la santé mondiale

La Fondation Gates court-circuite l’autorité publique dans la santé publique mondiale, déplore Anne-Emanuelle Birn, professeure à l’université de Toronto. Eclairage.
Partenariat public-privé

Deux magnats étasuniens devenus mégaphilanthropes ont marqué de leur sceau les institutions, idéologies et pratiques de la santé mondiale: John D. Rockefeller au début du XXe siècle et Bill Gates au XXIe. Sans scrupules, monopolistiques, les pratiques commerciales des deux capitalistes les plus riches et ambitieux de leur époque sont dénoncées publiquement. Très politisés, ils ont reconnu l’importance de la santé publique pour le capitalisme mondial et de la philanthropie pour leur propre réputation.

En matière de santé, ils croient en une approche biomédicale étroite et technocentrée, négligeant les déterminants sociaux, politiques et économiques. Or, un aspect crucial les distingue. La Fondation Rockefeller, estimant que la santé publique relève de l’Etat, appuyait la création d’une agence multilatérale unique (la future Organisation mondiale de la santé). La Fondation Bill et Melinda Gates (BMGF), en revanche, conteste le leadership et la compétence publique des agences intergouvernementales, sapant le mandat constitutionnel de l’OMS de promotion de la santé en tant que droit fondamental et accordant un rôle majeur aux «partenaires» d’affaires et philanthropiques qui influencent la santé globale – et en tirent profit.

Principale fondation philanthropique mondiale, la BMGF disposait en 2016 de 40,3 milliards de dollars, dont 19,4 milliards versés par Warren Buffet, méga-investisseur étasunien et unique fiduciaire de la BMGF sans lien familial avec celle-ci. Les dons de bienfaisance étant déductibles d’impôt, c’est le public, sans droit de regard sur les politiques, qui en assume près du tiers.

Pour exercer son pouvoir, qui dépasse de loin sa part des dépenses mondiales en santé de 10%, la BMGF emploie divers mécanismes. Elle convainc d’autres donateurs et gouvernements de la suivre dans ses projets, mais oblige souvent ses contreparties à en payer une part importante. Elle finance de grands journaux et autres médias, mobilisant l’attention et poursuivant son approche technique à court terme au contrôle des maladies. En outre, le Health 81 value="1">Semblable au G7, le Health 8 (H8) réunit l’OMS, l’UNICEF, le FNUAP, ONUSIDA, la Banque mon-diale, la BMGF, Gavi et le Fonds mondial. a permis à la BMGF d’influencer le programme de santé mondiale à l’abri des regards.

Baignant dans les conflits d’intérêts, la BMGF est critiquée pour avoir financé des industries polluantes et des multinationales de la malbouffe qui bénéficient de ses initiatives sanitaires et agricoles. Prônant l’équité en santé tout en ayant des intérêts dans le Big Pharma (par les sociétés de Buffett), la BMGF met tacitement les profits devant l’accès à des médicaments abordables. De plus, les responsables de la santé mondiale de la BMGF sont issus de l’industrie pharmaceutique: un ex-cadre supérieur de Novartis en est le président actuel. Son prédécesseur venait de GlaxoSmithKline. Inquiète d’une telle proximité avec le Big Pharma, l’Inde coupe en 2017 les liens financiers entre son organe consultatif national en matière de vaccination et la BMGF.

C’est sans doute dans la dépendance du secteur public à l’égard de la BMGF en tant que premier subventionnaire de l’OMS que résident les principaux conflits d’intérêts. Il suffirait de 2,2 milliards de dollars (50% du budget de l’hôpital presbytérien de New York) pour financer pleinement l’OMS par les cotisations des Etats membres. La réforme de 2016 de l’OMS, loin d’en régler le sous-financement chronique, a légitimé d’autant plus la BMGF et l’influence des entreprises en leur accordant un statut jusqu’alors réservé aux ONG œuvrant dans le sens de l’OMS.

Mais c’est à travers les partenariats public-privé (PPP) que la BMGF exerce le plus de pouvoir. Les PPP prolifèrent depuis les années 1990 comme moyens de financer et mettre en œuvre des projets de santé mondiale, suivant les règles néolibérales de résolution des problèmes publics.

La BMGFa lancé ou financé la plupart des grands PPP. Comme, par exemple, Gavi (Global Vaccine Alliance), qui préfère promouvoir de nouveaux vaccins de second ordre au lieu d’assurer une vaccination universelle à l’aide de vaccins existants efficaces, subventionnant ainsi les sociétés pharmaceutiques déjà immensément rentables.

Premier PPP en importance, le Fonds mondial – Global Fund – offre des «occasions d’affaires», des contrats lucratifs et une influence décisionnelle. Court-circuitant les agences de l’ONU, il finance des programmes verticaux de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme dans 140 pays, contribuant ainsi à affaiblir les systèmes de santé, l’OMS et tout semblant de gouvernance démocratique de la santé mondiale. Tout comme la plupart des pays, ni l’OMS ni ONUSIDA ne peuvent voter au conseil, contrairement au secteur privé, représenté actuellement par Merck et la BMGF.

Les PPP permettent à des intérêts privés d’orienter les programmes publics de santé, entraînant maints conflits d’intérêts. De facto, la plupart des PPP canalisent les fonds publics vers le privé, et non l’inverse.

Le dogme selon lequel les modèles d’affaires permettent de régler les problèmes sociaux, et qu’ils le font mieux que des politiques de redistribution discutées collectivement et élaborées par des gouvernements élus, repose sur une foi en l’aptitude supérieure du marché à s’acquitter de ces tâches, malgré de nombreuses preuves du contraire. Aujourd’hui, la Fondation Rockfeller agit exactement comme la BMGF en retirant l’appui qu’elle accordait auparavant au public dans la santé publique.

Il est temps pour les gouvernements, les agences de l’ONU et leurs Etats membres de rompre l’emprise du philanthrocapitalisme sur la santé mondiale, de rejeter la ploutocratie et de se réapproprier le pouvoir décisionnel pour une santé publique globale démocratique, transparente et financée par l’Etat.

Notes[+]

* Professeure spécialiste des Critical Development Studies et Social and Behavioural Health Sciences à l’Université de Toronto. Cet article est un extrait abrégé de: Anne-Emanuelle Birn et Judith Richter. «US Philanthrocapitalism and the Global Health Agenda: The Rockefeller and Gates Foundations, past and present», in Howard Waitzkin and the Working Group for Health Beyond Capitalism, eds. Health Care Under the Knife: Moving Beyond Capitalism for Our Health, Monthly Review Press, forthcoming 2018.

Traduit par Stéphane Gregory.

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