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Notre époque s’appelle Angosta

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

On sait que la zone d’exclusion et le Check-Point sont nés avec le millénaire, du temps des attentats de la guérilla, des enlèvements massifs, des massacres de la Sécur, des règlements de comptes entre bandes de contrebandiers, des bombes humaines des kamikazes et des attentats à l’explosif des narcotrafiquants. La ‘politique d’Apartamiento’ (on l’appela ainsi dès le début) était supposée être une mesure transitoire de légitime défense contre les terroristes, mais à Angosta, tout ce qui est précaire finissant par devenir définitif, les décrets d’exception deviennent des lois, puis se transforment aussitôt en articles constitutionnels. La ville ne s’est pas divisée en un jour: elle est née séparée par la géographie et la richesse des habitants de chaque zone. Les trois niveaux, ou les trois étages, de la ville ont gravé cette division dans le marbre.»

Il arrive que l’on découvre, bien après sa date de sortie, un livre, dont la dimension prémonitoire est mise rétrospectivement en pleine lumière par les évènements présents. C’est ce qu’il m’est arrivé cet été avec le très beau roman de l’écrivain colombien Hector Abad Faciolince, Angosta, paru en espagnol en 2003, et traduit en français en 20101 value="1">Hector Abad Faciolince, Angosta, traduction par Anne Proenza, éd. JC Lattès 2010.. Medellin, lieu natal de l’auteur, lui a inspiré cette ville-pays imaginaire où la violence s’organise à partir de la frontière imposée par une oligarchie minoritaire: les riches du ‘Sekteur F’, comme Froid, également appelé Paradis, tout en haut d’un flanc de montagne, vivent séparés du reste d’Angosta par un mur-frontière qui ne filtre, sur laissez-passer, que la main-d’œuvre utile venue presque uniquement du ‘Sekteur T’, comme Tempéré, tandis que les plus pauvres et les plus nombreux vivent dans la misère du ‘Sekteur C’, comme Chaud.

Angosta, dont le nom signifie «étroite», parle bien sûr du conflit colombien – la «Sécur» pour les paramilitaires et leurs compagnies de sécurité privée, la guérilla, nommée comme telle – tout en intégrant d’autres dimensions comme l’«Apartamiento», politique régnant d’une main de fer et de sang sur la ville, et dont le nom, s’il nous évoque l’Apartheid de l’Afrique du sud raciste, recouvre une forme de discrimination hélas universelle puisqu’il s’agit du racisme de classe: «Les dirigeants d’Angosta essaient d’éloigner la population pauvre de la ville d’en-haut, pour ne pas la voir, ni la sentir et éviter ainsi les compromis et les remords. Cœur qui ne voit pas, cœur qui ne sent pas».

Cette ville-pays, Hector Abad la pressentait aussi comme la matrice du monde à venir, tel qu’il s’ébauchait avec les premières mesures d’exception prises dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001 et restreignant, entre autres, la liberté d’entrée dans les pays occidentaux. Il s’était alors joint à la pétition des plus grands écrivains latino-américains qui refusaient de se rendre en Espagne tant qu’elle n’abrogeait pas le visa d’entrée qui venait d’être imposé au nom de la lutte anti-terroriste.

Dans une interview accordée au grand quotidien colombien El Tiempo en mars 2004, l’auteur déclarait: «Angosta est une cité imaginaire qui ressemble un peu plus chaque jour aux grandes villes latino-américaines, mais c’est aussi une ville qui ressemble toujours plus au monde. (…) Avant, il y avait des murs comme celui de Berlin, pour que les gens ne sortent pas. Maintenant il y a des murs pour que les gens ne rentrent pas. Angosta parle de cela et d’autres murs.» Qualifiant son roman de «politique», il ajoutait: «Angosta a l’ambition d’être le portrait angoissant de ce que le monde d’aujourd’hui est en train de devenir».

C’est-à-dire un monde occidental refusant d’assumer les conséquences humanitaires de politiques internationales désastreuses.

Treize ans plus tard, nos sociétés dites «avancées» s’éloignent de leur statut d’Etat de droit pour s’engluer, au fil des mesures d’exception vouées à se banaliser, dans ce que le philosophe italien Giorgio Agamben appelait fin 2015 dans Le Monde, «l’Etat de sécurité», fondé sur la peur: «Le risque, (…) est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité». Pour Hector Abad, c’est là une situation où «Le Premier Monde veut devenir étanche» contre «l’invasion des pestiférés qui viennent de l’extérieur, et que nous sommes, nous, les étrangers pauvres du reste du monde».

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lundi 8 janvier 2018

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