Chroniques

Faire la paix contre la guerre

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

Est-ce qu’on peut inventer un sens nouveau de la paix contre la guerre? Ne pas faire la guerre à la guerre, mais faire la paix contre la guerre?» Il y a quelques semaines, ces paroles de Michel Serres ont retenu mon attention. Le philosophe et historien s’exprimait à l’occasion d’une entrevue accordée au Monde Festival, en s’appuyant sur ses quatre-vingt-quatre années de réflexions et de vécu. Il suggérait de proposer la paix non comme un état en soi mais comme autant d’actions à mettre en place. Si Michel Serres pensait à un changement d’attitude vis-à-vis des problèmes qui touchent actuellement nos sociétés occidentales, il se trouve aussi que «faire la paix contre la guerre» est la meilleure définition que l’on puisse donner à ce que doivent être, en général, des accords de paix.

Or, justement, ce dimanche 2 octobre, de l’autre côté de l’Atlantique, en Colombie, tout le monde attendait l’approbation, par plébiscite, de l’Accord final de paix signé par le gouvernement colombien et la guérilla des FARC le 24 août dernier et célébré en grande pompe à Carthagène ce 26 septembre devant la communauté internationale. Faire la paix contre la guerre revenait à approuver les mesures portant sur six points essentiels afin de réduire les inégalités structurelles qui sont à l’origine de cinquante-deux ans de guerre civile, pour apporter justice, vérité et réparation aux victimes du conflit, et permettre l’intégration des FARC dans la vie du pays après leur désarmement et leur transformation en parti politique.

Inversement, voter «non», revenait à rejeter d’un bloc cet accord historique, et les quatre années de négociations ardues qui y ont mené, ainsi que le travail de toute la société civile colombienne qui a réussi, quoi qu’on en dise, à faire entendre sa voix et infléchir certains points, plus particulièrement en ce qui concerne les victimes et les compensations qui leur sont dues au nom de la réconciliation du pays avec lui-même.

Dans les sondages, auxquels il ne faut jamais trop se fier, tout paraissait jouer en faveur du «oui».

Sauf que… pour «faire la paix contre la guerre», encore fallait-il que les électeurs se donnent la peine d’aller voter. Certes, le vote n’est pas obligatoire en Colombie, à la différence de nombreux pays d’Amérique latine. Mais l’énormité de l’enjeu – la paix plutôt que la guerre, la vie plutôt que la mort – laissait présumer une issue positive.

Cela n’a pas été le cas.

On a assisté à la victoire du «non» avec une avance de… 54 681 voix. Dire que le «non» l’a emporté avec 50,2% des suffrages exprimés, contre 49,8% pour le «oui», ne suffit pas: seuls 37% des électeurs inscrits sont allés voter au scrutin le plus paisible et sécurisé de toute l’histoire colombienne. Ce véritable scandale sociétal correspond à une abstention de 63% – un taux historique, hélas, jamais atteint au cours des vingt-deux dernières années, comme le souligne BBC Mundo.

Les Colombiens ont un mot pour cela: la indolencia – une insensibilité mêlée de paresse, caractéristique des classes moyennes, surtout dans les grandes villes, qui montrent depuis des décennies une indifférence crasse vis-à-vis des victimes de la guerre, et pire, vis-à-vis de la guerre elle-même comme si elle n’existait pas, ou faisait partie du mode de vie – avec un désengagement total de toute responsabilité civique.

Car c’est bien cette indifférence-là qui a permis cette victoire du «non», mené par le sénateur et ex-président Alvaro Uribe et son parti le Centre démocratique, contre le «oui» du président Santos et de sa coalition pour la paix.

Aux présidentielles de juin 2014, les régions périphériques les plus durement frappées par la guerre avaient largement contribué à la réélection du président Santos, permettant la conclusion des négociations avec les FARC, tandis que le centre du pays soutenait le candidat du Centre démocratique. Aujourd’hui, la répartition géographique du «oui» et du «non» se superpose dans la plupart des cas à la carte de 2014: une fois de plus, les plus pauvres et les plus meurtris par la guerre ont massivement voté «oui» en faveur de l’accord de paix. Mais cette fois-ci, ils n’ont pas gagné. Entre 2014 et 2016, le parti de Santos et du «oui» a perdu environ 1,5 million d’électeurs. Même chose pour le parti de l’ex-président Uribe et du «non»: il enregistre lui aussi une baisse de 500 000 voix. Ces 2 millions d’électeurs en moins, c’est toute la différence entre 47% de participation aux présidentielles de 2014 et 37% au plébiscite sur la paix. Et parmi eux, ces 1,5 million de personnes qui ne se sont pas donné la peine d’aller voter, c’est toute la différence entre un «oui» qui était possible, et le «non» de l’indolencia qui a toujours fait passivement le lit de la guerre. Aujourd’hui, l’indifférence et l’abstention sont les forces qui mettent gravement en péril les espoirs de paix en Colombie.

* Journaliste internationale.

Opinions Chroniques Laurence Mazure PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

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