Chroniques

Processus de paix en série

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

Qu’un pays connaisse un processus de paix au cours de la période contemporaine, au sens large, de son histoire, c’est déjà un événement majeur.

Le plus célèbre qui aura dominé la fin du XXe siècle, et que j’ai eu la chance de couvrir, concerne l’Afrique du Sud. Il allie pour la première fois transition politique et justice transitionnelle: d’abord, en 1990, la fin de l’apartheid (constitution raciale mise en place en 1948), avec la libération des leaders politiques d’opposition, le retour des exilés, l’intégration des anciens «combattants de la liberté» à la vie civile et un changement de constitution en deux étapes. Pour la justice transitionnelle, la Commission vérité et réconciliation. Deux ans après les premières élections démocratiques de 1994, la CVR va établir, jusque fin 2000, la vérité sur les «graves violations des droits humains» du pouvoir blanc contre la majorité noire, ainsi que celles commises par les mouvements de libération durant «la lutte». La vérité contre des amnisties. A l’arrivée, des chiffres qui frappent par leur mesure, soit 849 amnisties accordées pour 7112 demandes.

Mais qu’un pays puisse connaître la conclusion de plusieurs processus de paix en moins de trente ans, c’est franchement exceptionnel.

Or c’est le cas de la Colombie, dont le conflit s’est, lui aussi, déclenché en 1948 lorsque, le 9 avril, le candidat libéral Jorge Eliecer Gaitán, qui incarnait les aspirations de millions de Colombiens des classes laborieuses, est assassiné.

Si l’application des accords de paix entre le gouvernement colombien et les FARC autorise à parler de la «fin de la guerre», c’est parce qu’historiquement il s’agit du plus ancien mouvement armé, fondé en 1964 par leur chef historique, Manuel Marulanda, qui a ainsi transformé les guérillas libérales surgies en 1948, au moment du déclenchement de la guerre, en organisation marxiste-léniniste guévariste, inscrivant ainsi leur lutte dans l’internationalisme des mouvements de libération en général.

Mais entre 1964, année de la fondation des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), et 2016, année de la fin du conflit avec celles-ci, d’autres mouvements de guérilla de gauche ont surgi, des groupes paramilitaires d’extrême droite se sont conformés, et deux autres processus de paix très différents l’un de l’autre ont été conclus.

Ainsi en 1990, le gouvernement du président Virgilio Barco (1986-1990) mène à bien des négociations de paix avec les guérillas du M-19 et de l’Armée populaire de libération (EPL). Les guérilléros concernés se démobilisent et se réinsèrent dans la vie civile et politique. Leurs représentants participent à l’Assemblée constituante de 1991 et élaborent l’actuelle Constitution qui modifie les rapports entre les pouvoirs législatif et exécutif, et crée de nouvelles institutions pour protéger les droits fondamentaux. Toutefois il n’y a pas encore de «commission vérité et réconciliation» – ce mécanisme de justice transitionnelle étant rarement utilisé à cette époque. Une transition politique a donc lieu en 1991, mais la guerre continue: d’un côté, les guérillas des FARC et de l’ELN et, de l’autre, les groupes paramilitaires d’extrême droite surgis avec les cartels de la drogue dans les années 1980, alliés de l’oligarchie économique et des secteurs politiques qui lui sont associés – les «paras» font aussi la «sale guerre» de l’armée colombienne qui améliore ainsi son image l’internationale. Ce qui ne change pas: les «paras», l’armée et les services de renseignement continuent à assassiner les leaders sociaux et politiques de la société civile.

Les groupes paramilitaires sont à leur apogée avec l’arrivée d’Alvaro Uribe (2002-2010) à la présidence. Entre 2003 et 2005, il négocie un nouveau processus de paix avec les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), qui consolide l’impunité de leurs crimes. La communauté internationale s’émeut: la loi «Justice et Paix» de 2005 est trop laxiste. En 2006, la Cour constitutionnelle colombienne ressert les boulons et exige vérité et réparations pour les victimes, l’engagement de ne pas répéter les crimes pour les postulants à l’amnistie, et quatre à huit ans de prison incontournables pour les crimes contre l’humanité. Clôturée en 2015, le bilan de «Justice et Paix» laisse rêveur: sur 3666 paramilitaires ayant reconnu plus de 50 000 crimes, seuls 33 d’entre eux ont été condamnés. Les archives juridiques de ces dix ans de travail, dispersées à travers le pays, sont mal protégées. Sur le terrain, les seconds couteaux, eux, n’ont jamais déposé les armes, et les troupes sont restructurées en autant de groupes néo-paramilitaires qui tentent de déstabiliser la paix avec les FARC.

Aujourd’hui, la loi de Justice spéciale de paix (JEP), cœur juridique des accords avec les FARC, va mettre en place plusieurs institutions de justice transitionnelle, dont une commission sur la vérité, qui concerne tant la guérilla que les forces armées. La Justice spéciale de paix durera pendant quinze ans et enquêtera sur des crimes remontant jusqu’à 1970, comme pour les 60 000 cas de disparitions forcées. Justice et mémoire vont donc forer les strates du temps, dont celles des deux précédents processus de paix, pour tenter d’atteindre le cœur de la vérité.

* Journaliste internationale.

Opinions Chroniques Laurence Mazure PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

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lundi 8 janvier 2018

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