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Fait divers, fait de guerre

PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

Parfois, un fait divers récent en percute un autre, qui se situe, lui, à des années de distance.

Dans un pays comme la Colombie, en temps de guerre comme en ces temps de mise en route des accords de paix entre le gouvernement et la guérilla des FARC, ces faits divers, surgis du quotidien le plus banal comme c’est le cas dans toutes les sociétés, cristallisent néanmoins des éléments qui parlent encore et toujours du conflit, et montrent combien ses causes structurelles sont à l’œuvre dans des actes de violence qui n’en découlent pas directement, ainsi que dans l’accès ou non à la justice.

Ainsi, dimanche 4 décembre, à Bogotá, une petite fille de 7 ans, Yuliana Samboni, a été violée et assassinée par Rafael Uribe Noguera, un architecte de 38 ans issu d’une famille prestigieuse. Tout s’est passé en une journée: le dimanche matin, alors que Yuliana jouait dans une des rues du quartier pauvre du Bosque Calderón, l’architecte a surgi dans son 4X4, et l’a kidnappée. En fin de journée, la police retrouvait le cadavre de l’enfant dans l’un des appartements du suspect, situé dans le quartier riche de Chapinero Alto qui jouxte directement celui où la famille de l’enfant, fuyant le conflit, était venue chercher un avenir meilleur. Son assassin était tout de suite identifié tant les preuves étaient accablantes, avant même que les tests ADN ne viennent corroborer sa responsabilité. Un fait divers odieux qui vient aussi réveiller le souvenir d’un autre cas retentissant de prédateur d’enfants, celui du pire assassin en série de la Colombie.

J’étais correspondante à Bogotá quand un certain Luis Alfredo Garavito, arrêté par hasard fin avril 1999, a été identifié puis jugé pour les viols et meurtres en série d’au moins 187 mineurs âgés de 7 à 12 ans – le nombre réel de victimes demeurant incertain, soit plus de 200 aujourd’hui, au fur et à mesure de nouvelles exhumations accidentelles. Les chiffres étaient et demeurent les pires de l’histoire criminelle du pays. Ce fut aussi la seule fois où mes médias me demandèrent de couvrir un fait divers, c’est à dire un événement non relié au conflit.

Mais était-ce vraiment le cas?

Si ce psychopathe a pu assassiner plus de 187 enfants entre 1993, année du premier meurtre, et avril 1999, c’est parce que ses victimes et lui étaient issus d’un milieu social très pauvre et dénué de toute importance aux yeux de la police et de la justice. Pour l’administration colombienne, la société est une sorte de gâteau composé de six estratos ou couches sociales – la troisième étant le pivot où l’on sort de la pauvreté, à moins qu’on y rechute. En fait, la très grande majorité des Colombiens vivent dans les deux premières couches. Dans le langage et la réalité de tous les jours, la société se déploie littéralement du zéro à l’infini: estrato 0, ce sont les habitants des hameaux isolés, sans eau ni électricité, les déplacés qui ont tout perdu sauf leur vie, et les habitants des rues. A l’autre bout, il y a l’infini, la «stratosphère», où les revenus sont des millions de fois plus élevés, rangée pudiquement dans le tiroir numéro 6 – soit l’éventail des inégalités aux sources du conflit.

Tout cela a produit un vrai racisme de classe – un préjugé mortel, aussi: tout le monde sait que durant les années 1990, quand le conflit faisait rage, lorsque des parents pauvres venaient signaler la disparition inquiétante de leur enfant, la réaction des autorités était de répondre «c’est qu’il/elle est parti/e rejoindre la guérilla!». Aucune suite n’était donnée aux dossiers. Pire: anticipant ces remarques stigmatisantes, les parents préféraient souvent ne rien signaler à la police. D’où ces 200 enfants, voire plus, assassinés en à peine six ans par un seul psychopathe.

Ce 4 décembre, un criminel a fondu, depuis sa «stratosphère», sur une proie, vulnérable et pauvre entre toutes. Que dire de la célérité de la justice, alors que la date du procès de l’assassin, qui entretemps a reconnu les faits, est déjà fixée au 11 janvier? Tout est surtout allé très vite parce que les origines sociales du coupable le rendaient aussi incontournable que les preuves accablantes contre lui. Sa famille devra quant à elle s’expliquer sur ses retards à fournir certaines informations cruciales aux enquêteurs. L’institut de Médecine légale colombien signale, pour sa part, que toutes les neuf heures, un mineur est assassiné – autant de cas où les dossiers s’accumulent en silence faute de profils people tant pour les meurtriers que pour les victimes.

Laurence Mazure est journaliste internationale.

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lundi 8 janvier 2018

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