Chroniques

Le «tri» douloureux des réfugiés mineurs isolés

À livre ouvert

Rozenn Le Berre,
De Rêves et de papiers,
La Découverte, 2017

Alpha n’a pas eu la chance de voyager en avion. On lui demande donc de nous détailler son voyage depuis le Mali jusqu’en France. Alpha est très calme. Il dépose ses mots dans l’air avec la voix grave et sereine d’un chanteur de blues. Comme pour tout le monde, on l’a prévenu au début: essaie de répondre précisément aux questions, s’il te plaît, ça nous aidera pour la rédaction de tes déclarations. Le Sahara? Cinq jours, en 4×4, avec les passeurs touaregs. La Libye? Dix jours dans un ghetto, en attendant le feu vert du passeur. La Méditerranée? Deux jours en zodiac, puis quelques heures sur le bateau des gardes-côtes italiens venus en sauvetage. L’Italie? Quinze jours, dans un foyer d’accueil pour migrants. OK, c’est noté. Puis une question nous revient:
– Mais, au fait, il est où ton ami qui faisait le voyage avec toi?
– Il y a deux personnes qui se sont noyées durant la traversée. L’une des deux, c’était lui.
Silence.
J’essaie de trouver les mots justes, mais je ne trouve que «désolés».
– …Désolés.
Puis ma bouche enchaîne sur des mots maladroits et mal choisis:
– Pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant? Tu n’avais pas envie d’en parler?
– Non, c’est pas ça.
Alpha relève la tête et plante ses yeux dans les miens avec une telle intensité que je crois que je baisse le regard.
– Vous m’avez dit de répondre à vos questions, non?
– Oui.
– Vous ne m’avez pas posé cette question.

D’une phrase, Alpha pointe les dangers vicieux qui guettent notre manière de travailler: la routine et la précipitation. Deux à trois entretiens d’une heure et demie en moyenne, pour nous. Une journée pour rendre au Département le rapport. Parfois, sur une phrase d’un ton sec, sur un souffle d’agacement, sur des yeux qui montent au ciel face à un jeune qui peine à raconter son histoire de manière cohérente, je prends peur. Qu’est-on est en train de faire?»

Cette citation est tirée du livre de Rozenn Le Berre De Rêves et de Papiers issu de son expérience de travailleuse sociale en France dans un service chargé d’auditionner les jeunes réfugiés qui affirment être «mineur non accompagné». Ce service ne prend pas de décision, mais, après entretien, rédige un rapport pour le Département qui décidera si oui ou non le jeune en question est bel et bien mineur. Cette décision cardinale, si elle est positive, ouvrira au jeune le droit à une prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, le droit à un hébergement particulier et à une scolarisation ou une formation professionnelle. Si son statut de mineur est refusé, il n’y aura rien d’autre pour lui que la rue, l’hypothétique procédure d’asile d’un adulte et, très souvent, les contrôles policiers, le placement en rétention et le renvoi du territoire.

Rozenn Le Berre n’est pas une inconnue pour les lecteurs du Courrier. Des extraits de ses écrits ont été publiés dans cette même page, sous la forme de chroniques, pendant tout l’été 2016. De plus, deux rencontres littéraires ont été organisées avec l’auteure à la Librairie Basta, à Lausanne, et à la Librairie du Boulevard, à Genève, en février dernier.

L’auteure a écrit son livre à deux voix. La sienne qui égrène les dizaines d’entretiens qu’elle a eus pendant les 18 mois où elle a été engagée dans ce service. En modifiant les prénoms et quelques détails pour respecter l’anonymat des jeunes, elle porte témoignage de toutes ces histoires difficiles, dangereuses, pathétiques que ces jeunes ont traversées et qui les ont mûris trop vite en laissant souvent des séquelles physiques et psychiques dans leur corps et dans leur âme. La deuxième voix est celle de Souley, du Mali, un personnage imaginaire mais qui est le condensé de plusieurs histoires authentiques ainsi réunies pour permettre au lecteur d’accompagner au plus près l’itinéraire fou et palpitant d’un jeune de 16 ans qui veut vivre libre et pleinement – et non pas mourir à petit feu dans une absence d’horizon et d’avenir.

A l’aube de la trentaine, Rozenn Le Berre a déjà pas mal bourlingué de par le monde. Après une formation en sciences politiques à Toulouse, puis un détour par le Chili pour le tournage d’un documentaire, la Bretonne s’est orientée vers le journalisme et le travail social. Dans son livre, il n’y a pas de pathos, ni de démonstration «théorique», mais une grande attention portée à tous ces jeunes qui essayent de se reconstruire, de rire et de chanter quand même, de s’étonner devant une vie qui peut être belle et heureuse. Il n’est cependant pas simple de lire De Rêves et de Papiers sans pleurer à un moment ou un autre, sans lever le poing de la révolte, sans sourire aussi devant la tendresse humaine dont ce livre est nimbé!

Opinions Chroniques Bruno Clément

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