Questions pour un autre futur
Du 27 au 29 mai derniers, un groupe d’écologistes radicaux, de décroissant-e-s et de libertaires se sont retrouvés à Lyon pour les premières «Rencontres internationales de l’écologie sociale». Organisées par un comité international, elles ont réuni une centaine de militant-e-s venus pour la plupart de France, de Belgique, d’Espagne et de Suisse, mais aussi des Etats-Unis, du Guatemala ou encore du Québec. Le but affiché: se réunir pour débattre et proposer des alternatives concrètes à l’ordre économique et social existant. Une volonté de repenser la gauche selon les termes de l’écologie radicale résolument anticapitaliste, alors que ce pôle de l’échiquier politique est aujourd’hui dévasté, délaissé et qu’on observe une recrudescence des idées conservatrices et d’extrême droite. Dans un contexte français très tendu, avec les blocages orchestrés contre la loi Travail et l’émergence récente de Nuit Debout, ces thèses n’auraient pu être plus actuelles et pertinentes.
Les alternatives proposées s’inspiraient du modèle de municipalisme libertaire1 value="1">Le municipalisme libertaire est un modèle politique basé sur des communes politiquement autonomes et reliées entre elles sous la forme d’une confédération. Des assemblées populaires ouvertes à toutes et tous y gèrent la politique locale, régionale et aux échelons supérieurs en démocratie directe, en envoyant des délégués reléguer les prises de position établies dans l’assemblée locale. Voir Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, éd. Ecosociété, 2013. Le modèle a été repris par les Kurdes sous le nom de «confédéralisme démocratique », voir Abdullah Ocalan, Le confédéralisme démocratique, International Initiative Editions, 2011. proposé en son temps par l’écologiste américain Murray Bookchin (1921-2006). Janet Biehl, sa compagne et biographe, était invitée pour parler notamment du développement de ces principes politiques dans le Rojava syrien. Une région qui a revendiqué son autonomie politique suite à la guerre civile. Le thème fut développé lors de la première soirée par deux militants kurdes, après la projection du documentaire La guerre des filles, en présence de sa réalisatrice Mylène Sauvoy. Un film qui relate l’émergence des combats et du projet politique du mouvement des femmes au Kurdistan.
Sur place, la critique radicale du principe d’Etat-nation a mis en évidence la nécessité d’une réelle autonomie des unités de base de la démocratie. La succession de conflits au Moyen-Orient a consacré la faillite du modèle de l’Etat-nation, incapable d’intégrer l’ensemble des minorités culturelles, ethniques ou religieuses – ainsi que les femmes. L’abandon du projet d’un Etat-nation homogène kurde au profit d’un système fédérant l’ensemble des minorités ethniques et religieuses de la région marque une avancée politique et sociale prodigieuse. «C’est l’Occident, en panne d’idées et d’innovation politique et sociale qui sera bientôt en retard sur un Orient en train de se réinventer», avertit un jeune militant kurde venu de Paris.
Dans le nouveau système, inspiré du municipalisme libertaire, les minorités sont systématiquement représentées et cela à tous les échelons. Car la politique se veut décentralisée au possible: Janet Biehl, qui s’est rendue plusieurs fois sur place, expliquait que les décisions se prennent désormais au sein de conseils de rues, de conseils de quartiers, de région, où chaque niveau envoie à l’échelon supérieur un mandataire chargé de relayer les positions prises par la base. Une véritable démocratie directe, partant de la base et non du sommet, reprenant les idéaux des sections parisiennes de 1793 et de la Commune de Paris. Un système politique également tenté aujourd’hui dans quelques communes de France, d’Italie et d’ailleurs, fatigués que sont ses habitant-e-s des faux débats politiciens et de la gestion technocratique de l’Etat.
S’inspirer du Rojava
Au sein des débats, chacun-e était d’accord pour dire que l’implantation directe du modèle du Rojava ne pourrait se faire telle quelle, dans un contexte européen forcément différent. La guerre n’y est pas absente, mais plutôt larvée. C’est une guerre écologique et sociale qui ne dit pas son nom, atténuée qu’elle est par de nombreux garde-fous. Les tensions ont tendance à être détournées et pacifiées aisément par un système politique et médiatique en mode rouleau-compresseur. Mobiliser ses victimes demanderait d’autres arguments.
Le système politique «municipaliste» et confédéral appliqué au Rojava peut, malgré tout, être présenté comme une alternative pertinente en Europe. Instauré en tant que contre-pouvoir sous la forme d’une double structure politique, il peut se développer en marge des institutions officielles, sans chercher une révolution par les armes. En Turquie comme en Syrie, les Kurdes n’ont pas attendu de changer la constitution pour donner plus de pouvoir à leurs communes. Ils l’ont imposé de fait et ont transformé les tenants officiels des institutions – les maires et leurs adjoints – en de simples porte-paroles de la communauté.
Si la présentation du modèle du municipalisme libertaire figurait au centre de la rencontre, c’est qu’aujourd’hui la gauche – et plus largement l’ensemble des citoyens luttant pour plus d’égalité sociale et de valeurs écologistes, humanistes et libertaires dans la société – ne peut plus se contenter d’être contestataire. Il faut créer ce que l’on désire ici et maintenant. Et le changement politique doit s’accompagner d’un changement social et économique – et même le chapeauter.
Créer ce que l’on désire
Un point de convergence de ces rencontres a été le sentiment partagé du besoin de renouveler le militantisme en fédérant les diverses formes de résistance. Un des enjeux du moment consiste sans doute à refaire converger les mouvements des travailleurs (luttes syndicales) et les mouvements sociaux (luttes de quartiers, occupations de lieux, promotion d’un autre mode de vie). Le lien qui les unissait s’est en effet perdu quand le lieu de vie a fini de coïncider avec le lieu de travail, individualisant les gens et les quartiers, les rendant plus vulnérables face à un pouvoir, lui, toujours plus centralisé. Il est aujourd’hui crucial de fédérer les luttes, de comprendre et d’expliquer comment elles découlent les unes des autres. Pour cela, il est nécessaire de se réunir, de partager nos critiques et nos attentes, de retrouver ce que nous avons en commun et la force du nombre.
Mais renouveler le militantisme, ce n’est pas que renouveler le projet, c’est aussi revoir la forme. Dans bon nombre d’expériences relatées, on constate un besoin relativement urgent d’aller chercher les gens, de partir d’eux. Le point de départ d’une revendication politique large et pérenne ne peut se faire qu’à partir de revendications locales, qui permettent de réunir les gens autour d’un projet qui leur parle et les touche en premier lieu – pour l’élargir ensuite. Recréer des groupes de lutte locale, c’est recréer des agoras et des lieux de formation qui expriment autre chose que la doxa néolibérale et le consumérisme. On sait depuis Castoriadis et bien d’autres que le changement ne s’obtient qu’une fois notre propre pensée libérée des mensonges et des illusions de bonheur portées par l’économie de marché. C’est toute la nécessité vitale de desserrer l’emprise hypnotique de la mythologie économiste pour que l’humanité recouvre la maîtrise sur son destin.
Beaucoup d’acteurs et d’actrices d’expériences alternatives ont insisté sur le fait que leur rôle était avant tout de parler aux gens, de leur expliquer leurs propositions, leur présenter d’autres systèmes, économiques et politiques. Le but des alternatives, qu’il s’agisse de coopératives alimentaires, de modes de vie réinventés ou de politiques autogestionnaires n’est certainement pas, malgré leur envie et le besoin, de s’opposer frontalement au système dominant. Celui-ci sait fort bien s’accommoder, récupérer ou créer les conditions pour réduire à néant les expériences qui le dérangent ou le contredisent. L’objectif est bien de former des rebelles au système, de créer une contre-culture et d’amener le débat sur le caractère changeant et non inéluctable de ce qu’on nous propose. Car que faire d’un système qui court à notre perte et auquel nous contribuons malgré tout et malgré nous? Le capitalisme n’est la fin de l’histoire que si on veut bien le croire. Instaurer le doute, montrer qu’un autre monde est possible – et certainement profitable –, c’est fissurer l’illusion à laquelle sont soumises des masses de bien-pensants que l’on fait adhérer à un monde qui, en leur for intérieur, leur répugne. Et commencer à bouger le rapport de force.
L’atelier sur les «alternatives concrètes» a contribué à ce débat en rappelant que le capitalisme est né conjointement à l’Etat moderne. Tous deux évoluent d’ailleurs en parfaite synergie, se défendant l’un et l’autre pour s’imposer. En définitive, il ne peut y avoir de capitalisme sans Etat ou d’Etats sans capitalisme et les deux entités doivent bien être pensées et confrontées conjointement.
Les sources du capitalisme, autour du XVIe siècle, ont aussi été interrogées dans les discussions sur la notion de commun. L’expropriation des communaux – débutée par le phénomène des enclosures – a également été une véritable guerre faite contre les femmes, maillon fort dans la résistance des communautés paysannes. Une guerre culminant avec la chasse aux sorcières. Expropriations et asservissement des femmes marquaient ainsi le début d’une accumulation primitive du capital qui aujourd’hui encore se perpétue en se reproduisant constamment sur de nouveaux territoires. Cette question de la discrimination spécifique des femmes a d’ailleurs été plusieurs fois évoquée, ainsi que la parité dans le mouvement lui-même, suscitant maints débats animés. Alors que pour certain-e-s, le féminisme est à intégrer dans toute alternative viable, pour d’autres, catégoriser une discrimination spécifique revient à diviser.
L’intégralité des comptes-rendus des ateliers et débats seront publiés sur le site de l’événement et dans une version papier dans les mois à venir.2 value="2">Voir www.rencontresecologiesociale.org et www.ecologiesociale.ch Les rencontres de l’écologie sociale se poursuivront à Barcelone l’an prochain, et partout autour de nous en attendant. Avec toujours le but de ré-infuser la démocratie réelle là où elle n’existe que de nom. Et proposer autre chose à nos descendants qu’un monde dominé par un système mortifère, injuste et destructeur. Les perspectives sont ténues, mais l’absence d’espoir est aussi un facteur important pour se réinventer et oser le changement.
Notes
*noms connus de la rédaction.