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Quand l’UNIL invite un ministre d’Erdogan

Thawra!

Dans le cadre d’une conférence organisée le 26 mai par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, M. Volkan Bozkir, ministre des Affaires européennes et négociateur en chef de la République de Turquie, a été convié pour intervenir autour des relations entre la Turquie et l’Union européenne. L’événement est soutenu et hébergé par l’Université de Lausanne (UNIL). Une telle invitation a de quoi surprendre, s’agissant d’un représentant officiel d’un gouvernement autoritaire qui ne cesse de violer les droits ­fondamentaux.

Depuis décembre 2015, l’armée turque s’est lancée dans une répression généralisée des régions du sud-est de la Turquie, peuplées en très grande majorité de Kurdes. Selon un rapport de l’Association des droits de l’homme de Turquie, la vague répressive s’est soldée par plus de 6000 arrestations de militant-e-s kurdes, dont près de 1300 incarcérations, pour la seule année 2015. Parmi les personnes emprisonnées figurent 17 maires et de nombreux élus locaux. La semaine dernière, le parlement turc a largement approuvé un projet de réforme controversé dont le but officiel est de permettre la levée de l’immunité des députés visés par des procédures judiciaires, mais dont l’objectif sous-jacent est de contribuer à installer un régime présidentiel fort, comme le souhaite l’actuel président Recep Tayyip Erdogan1 value="1">M. Erdogan a fait un pas supplémentaire vers le renforcement de ses pouvoirs présidentiels le 22 mai, en nommant premier ministre un de ses fidèles, Binali Yildirim., et d’éliminer les élus du Parti de la démocratie des peuples (HDP), accusés de collusion avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, interdit).

Selon les données publiées par l’Association des droits de l’homme et la Fondation des droits de l’homme de Turquie, 173 civils ont été victimes d’exécutions arbitraires et 226 autres ont été blessés par la police ou l’armée turque dans le courant de l’année 2015. Parallèlement à ces massacres de civils, les autorités turques s’efforcent d’étouffer toute critique à leur égard. Ces campagnes liberticides touchent tous les secteurs de la société: journalistes, activistes des droits humains, défenseurs des droits civiques kurdes, etc. Récemment, le journaliste d’opposition Can Dündar a ainsi subi une tentative d’assassinat devant le palais de justice d’Istanbul, où il était le jour même condamné à plus de cinq ans de prison pour ­«divulgation de secrets d’Etat».

Le président Erdogan et le gouvernement de l’AKP (parti ­islamo-conservateur au pouvoir) ont également attaqué les quelque 1100 universitaires signataires de la pétition intitulée «Nous ne serons pas complices de ce crime», qui revendiquent le retour aux conditions du cessez-le-feu de mai 2013 entre l’Etat turc et l’organisation du PKK, ainsi que la reprise des négociations de paix avec le mouvement kurde. Dans un discours délivré le 15 janvier 2016, Erdogan a déclaré que ces universitaires «commett(ai)ent le même crime que ceux qui commettent des massacres». La semaine suivante, le président a dénoncé la pétition comme une «trahison» et qualifié les universitaires de «cinquième colonne» pour les terroristes. Par la suite, le Conseil de l’enseignement supérieur, puis les rectorats, ont affirmé que la pétition était inacceptable et que «le nécessaire allait être fait» vis-à-vis des signataires. Depuis, plusieurs universitaires ont reçu des menaces sur les réseaux sociaux, par téléphone et via des messages laissés à leurs universités; certains ont été licenciés, voire incarcérés pour «propagande ­d’organisation terroriste».

Il faut encore mentionner l’accord entre l’Union européenne et la Turquie de novembre 2015, qui prétend «tenter de mieux canaliser l’afflux de réfugiés dans l’espace Schengen», mais vise en réalité le renvoi en Turquie de tous les migrants débarquant en Grèce à partir du 20 mars. Cela constitue une forme de trafic humain moderne particulièrement scandaleuse. De nombreuses organisations internationales ont d’ailleurs mis en garde contre l’illégalité de «possibles expulsions collectives et arbitraires».

Quant au ministre Bozkir invité à Lausanne, il défend ouvertement les politiques autoritaires du gouvernement turc. En janvier 2016, plus de deux mois après l’intensification des campagnes de répression qui ont provoqué l’exode de plus de 200 000 personnes, il déclarait que «le gouvernement turc entend(ait) continuer son combat contre toutes les organisations terroristes, y compris le PKK, qui menacent sa sécurité nationale». En février, lors une rencontre avec le secrétaire général du Conseil de l’Europe, le même a affirmé que les journalistes en prison s’y trouvaient non en raison de leurs activités professionnelles, mais pour des délits tels que «tentative de renversement du gouvernement», «propagande terroriste» ou «divulgation de documents secrets».

Ces politiques inacceptables ne peuvent être normalisées. Le fait que l’UNIL accueille une conférence avec une figure officielle du gouvernement turc constitue une acceptation tacite des politiques autoritaires du régime en place par la direction de l’université. Notre solidarité doit aller vers les démocrates et les progressistes qui luttent contre le gouvernement autoritaire de l’AKP.

Notes[+]

* Universitaire et militant de solidaritéS, auteur de Hezbollah, the Political Economy of the Party of God, ed. Pluto Press, à paraître fin 2016, www.press.uchicago.edu/books.html

Opinions Chroniques Joseph Daher

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