Chroniques

Nuit de doute

COMME UN MARDI

«Jeunes femmes rouges toujours plus belles», porte en titre la couverture d’un livre de Fajardie que je n’ai jamais lu: plaignons les jouvenceaux qui n’ont jamais connu le frisson d’une manifestation. Les banderoles, les drapeaux rouges ou noirs, les slogans grésillant dans une mauvaise sono, les marches lentes sur les artères urbaines, le plaisir de voler un peu d’espace public à la circulation ou de détourner l’attention des badauds des routines du shopping – et au milieu, des personnes de l’autre sexe dont le regard s’anime de joie et de colère mêlées. Les repères ordinaires hésitent comme des bateaux ivres, parfois jusqu’au point de bascule où tout n’est plus que rixe, drame et karaté. Rester imperméable aux charmes du romantisme révolutionnaire, voilà qui m’a toujours frappé comme un handicap sans remède. Autant dire que j’irais volontiers boire quelques verres place de la République. Passer la nuit debout.

Mais en vérité, je vous le dis, quelque chose en moi contrarie les élans de mon cœur rimbaldien. J’ignorais quoi au juste, mais la politologue Margaret Canovan m’a permis de tirer ça au clair. Nuit debout est un mouvement populiste, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse. Populiste? Oui, mais pas dans le sens dépréciatif que le mot prend dans les débats vulgaires. Dans le sens plus précis et plus noble que lui donne l’analyse scientifique de Mme Canovan: «Dans les sociétés démocratiques modernes, le populisme doit être compris comme un appel au ‘peuple’ contre les structures établies de pouvoir et les idées ou valeurs dominantes.» Il s’agit donc, à la racine, d’une mobilisation basée sur le rejet des élites politiques, économiques et médiatiques au nom du principe de souveraineté populaire qui loge au cœur de l’idéal démocratique.

Bien sûr, l’appel au peuple peut prendre des formes plus ou moins aimables. Le populisme de droite invoque notre peuple contre les métèques de toute provenance – et ancre ce «nous» dans l’origine ethnique ou nationale. Mais on peut concevoir un populisme de gauche invoquant le petit peuple contre les groupes dominants qui le maintiennent dans la servitude, la misère ou l’aliénation et qui confisquent à leur profit les rouages ordinaires du jeu démocratique. De ce point de vue, il faut rendre la démocratie à la pureté de ses promesses et revenir, contre l’indécence des privilèges, à cette «décence ordinaire» du citoyen lambda si chère à George Orwell. Voilà pourquoi l’on se rassemble hors des institutions vermoulues. Voilà pourquoi l’on veut débattre dans l’égalité la plus stricte. Voilà pourquoi l’on est prêt à accueillir tout le monde – sauf les représentants de ces élites mises en accusation: pas de Petit Journal, pas de Finkielkraut, pas de Mélenchon. Frédéric Lordon peut donc affirmer en toute cohérence: «Nous ne sommes pas ici pour faire de l’animation citoyenne all inclusive […]. Nous sommes ici pour faire de la politique. Nous ne sommes pas amis avec tout le monde.» Refonder une démocratie sans élites permettant d’imaginer des solutions qui ne soient pas prisonnières des compromis institutionnels d’usage: tel est le «rêve général» hautement respectable qui anime le mouvement.

On peut être populiste sans être un démagogue moisi: il s’agit alors, dirait Canovan, de prendre au sérieux la dimension «messianique» de l’idéal démocratique – celle qui nous promet la création d’un monde meilleur dans la forge d’un peuple libre, réuni, discuteur et enthousiaste. Telle est la force de Nuit debout: incarner, dans la grisaille d’un futur pris en tenaille entre Bonnet blanc et Blanc bonnet, une politique de la foi démocratique – et souffler sur ce que Jürgen Habermas appellerait les «braises radicales-démocratiques». Mais telle est aussi, si on suit Canovan, son insigne faiblesse. Car l’idéal démocratique connaît une autre dimension: sa dimension «sceptique» voyant dans les institutions représentatives et dans leur pesanteur le moyen d’encadrer de manière non violente des conflits sociaux toujours susceptibles de verser dans la guerre civile. Un pouvoir libéré des procédures et des routines risque toujours de mal tourner. Alors bien sûr, nos idéaux sont parfois impatients et voudraient aller vite. Mais il leur faut un peu de sobriété, qu’apportent les lenteurs régulées du jeu démocratique. Telle est la politique du doute que doit nous inspirer le cours lugubre de l’histoire humaine. Et tel est le fond de vérité qu’on peut trouver dans les reproches de naïveté qu’adressent à Nuit debout certains observateurs: beaucoup de foi, pas assez de doutes. Car une question se pose aux participants: que faire une fois sortis de République? Leur foi n’est pas celle de tout le monde, et il va bien falloir coexister sans s’entre-massacrer. A cette fin, l’ennuyeuse mécanique de la démocratie de grand-père est notre meilleur outil.

Mais rendons à César ce qui appartient à César. La routine démocratique semble devenue incapable de dompter l’indécence économique, qu’elle veut camoufler sous le «secret des affaires», et la rage identitaire, qu’elle entérine en laissant la Méditerranée se changer en tombeau. Et quand elle accouche d’une nouveauté, celle-ci s’appelle Macron. On ne peut donc blâmer personne de vouloir mettre de l’âme dans une telle pissotière.
 

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

Opinions Chroniques Nicolas Tavaglione

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lundi 8 janvier 2018

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