Au bord du gouffre?
L’un des mots clés du lexique de la guerre froide, inventé par John Foster Dulles (secrétaire d’Etat du président Eisenhower de 1953 à 1959), fut brinkmanship, c’est-à-dire la politique dite «du bord du gouffre» menée par les dirigeants des Etats-Unis et de l’Union soviétique. Pour les deux superpuissances militaires de l’époque, il s’agissait d’avancer leurs pions le plus loin possible sur les différentes cases de l’échiquier mondial, mais en veillant à ne pas tomber dans le précipice de la confrontation armée. Aussi bien à Moscou qu’à Washington, on savait en effet qu’un conflit nucléaire aurait pour conséquence inévitable ce que la doctrine militaire appelait la «destruction mutuellement assurée» – concept dont, significativement, l’acronyme anglais est MAD… La crise des missiles de Cuba, en 1962, fut l’exemple emblématique de la capacité des deux Grands du siècle dernier, par des concessions réciproques, à éviter le suicide collectif.
A bien des égards, la situation actuelle de l’Union européenne (UE) obéit à une logique comparable, mais à deux exceptions capitales près. D’une part, elle ne va évidemment pas déboucher sur un conflit armé; d’autre part, elle n’oppose pas deux camps ennemis: tout se passe au sein même de l’UE – institutions communautaires et gouvernements – sans adversaires extérieurs déclarés. En somme, une sorte de brinkmanship interne, à la limite entre le chantage et les petits meurtres entre amis, dont une des manifestations les plus immédiates est la perspective d’un prochain référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’UE, confirmée par le premier ministre David Cameron. Nul ne peut exclure que le scrutin débouche sur un «Brexit» (sortie des Britanniques).
Si l’on en croit le président du parlement européen, Martin Schulz, qui reste diplomatiquement allusif, nous ne sommes plus très loin de tomber dans le vide: «L’Union européenne est en danger. Des forces sont à l’œuvre qui cherchent à nous éloigner les uns des autres et les conséquences seraient dramatiques.» Quant à Michel Barnier, ancien commissaire européen, il évoque ouvertement le «risque de désintégration» de l’UE. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a été un peu plus explicite devant le parlement européen quand il a déclaré que les déclencheurs de cette désintégration seraient l’abandon du traité de Schengen et la fin de l’euro: «Une monnaie unique n’a pas de sens si Schengen échoue.» Deux sujets en filigrane du débat sur le Brexit qui fait rage outre-Manche.
On pourra trouver insolite ce lien de causalité quasi mécanique entre un espace de libre circulation des personnes et l’usage d’une monnaie unique. Techniquement, les deux phénomènes n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Ainsi, sur les 28 membres actuels de l’UE, seuls 22 sont signataires du traité de Schengen et 19 de la zone euro. Le Royaume-Uni n’appartient ni à l’un ni à l’autre de ces espaces. Ce qui, jusqu’à ce jour, n’a pas entraîné des dysfonctionnements majeurs.
L’explication des propos de Jean-Claude Juncker est de caractère idéologique. Elle renvoie à la conception néolibérale de l’Europe réellement existante qui met à son poste de commandement quatre «libertés»: liberté de circulation des capitaux, des marchandises, des services et des personnes. Dans ce dernier cas, il s’agit moins de favoriser les échanges touristiques et culturels que d’utiliser les vagues migratoires pour alimenter le dumping social. Dès lors, on comprend mieux la fétichisation de l’espace Schengen afin d’éviter que, pour faire face aux flux massifs de réfugiés syriens et autres, la remise en cause de la liberté de circulation des personnes ne serve de précédent pour revenir sur les trois autres «libertés», les seules qui importent vraiment aux marchés et aux gouvernements.
En ce qui concerne la monnaie unique, si elle est mise dans la même catégorie des victimes potentielles que Schengen, c’est essentiellement pour des raisons politiques et non pas de développement économique ou de lutte contre le chômage, domaines où elle a complètement failli. Pour l’Allemagne en particulier, et comme on l’a vu en Grèce, il s’agit de conserver, quel qu’en soit le prix, un outil de mise au pas de tout gouvernement refusant les politiques d’austérité.
Une éventuelle «désintégration» de l’UE, se réduisant à celle de l’espace Schengen et de l’euro, serait certainement présentée comme une catastrophe pour toute l’Europe, alors qu’il s’agirait seulement de l’échec d’un modèle purement contingent de construction interétatique. La question serait alors de savoir quelles forces progressistes pourraient se mobiliser pour proposer un autre modèle susceptible de bénéficier d’un appui populaire conséquent au niveau continental.
Pour l’instant, la seule initiative en ce sens est le «Sommet du plan B» – initié par Yanis Varoufakis, Stefano Fassina, Zoe Konstantopoulou, Oskar Lafontaine et Jean-Luc Mélenchon – qui aura lieu les 23 et 24 janvier à Paris. Cette rencontre ne prétend pas produire des miracles, mais elle aura au moins le mérite d’exister dans un paysage européen en plein chamboulement. Et peut-être d’amorcer une dynamique de reconquête des secteurs de l’opinion qui désespèrent de la politique. Après tout, avec les succès de la gauche radicale au Portugal et de Podemos en Espagne, avec l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste, et même avec l’essai raté de Syriza, quelques jalons ont été posés…
* Secrétaire général de Mémoire des luttes, président d’honneur d’Attac, medelu.org