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Pourquoi les penseurs de l’islam ont-ils échoué?

RELIGIONS • Heidi Seray revient sur la contribution de Jacques Mino, «A propos de l’islam», publiée dans la page Contrechamp du 5 octobre.

Le texte de M. Mino ne fait que confirmer ce que toute personne pensante sait de longue date, à savoir que «toutes les religions accouchent d’intégristes». Et ils accouchent aussi d’hommes et de femmes dits porteurs d’un message de paix. En effet, celui qui veut faire l’ange trouvera dans les «textes sacrés» les références qui l’aideront dans ce sens et celui qui, la rage au ventre, veut se faire assassin trouvera les textes qui justifieront tous les excès. Et cela est vrai de toutes les religions.

Pour en revenir plus précisément à l’islam, M. Mino a raison de nommer quelques figures d’un islam progressiste, depuis les premiers siècles jusqu’à notre époque. Mais voilà, la question à se poser est peut-être celle-ci: pourquoi ces penseurs ont-ils systématiquement échoué, pourquoi leurs idées d’ouverture n’ont-elles jamais réussi à s’imposer à une majorité, pourquoi les sociétés arabo-musulmanes ont-elles raté jusqu’ici tous leurs rendez-vous avec la modernité? Que reste-t-il de la Nahda1 value="1">Vieux mot arabe signifiant «le pouvoir et la force», la Nahda fut, au XIXe siècle, un mouvement transversal de renaissance arabe moderne, à la fois littéraire, politique, culturelle et religieuse, à l’époque des contacts avec l’Occident et des grandes réformes promues par l’Empire ottoman et les pouvoirs autonomes d’Egypte et de Tunisie, ndlr.? Quelques chefs-d’œuvre littéraires. Sur quoi ont débouché les expériences progressistes comme le panarabisme nassérien, le baathisme syrien et irakien, celle de l’Algérie socialiste qualifiée longtemps de «phare du tiers monde»? Sur une régression religieuse et sociétale à pleurer! Même la Tunisie de Bourguiba n’est pas à l’abri des forces rétrogrades. Rien n’y est encore gagné, même si des femmes et des hommes courageux luttent de toutes leurs forces pour empêcher le retour des mœurs d’un autre âge.

Pourquoi? L’exemple de Mohamed Arkoun, l’historien et islamologue algérien de renom international, cité à juste titre par M. Mino, peut fournir quelques indices. Sa pensée était honnie par les cheikhs et autres «islamologues» de son pays et ailleurs dans le monde musulman, car jugée favorable à la laïcité (et accessoirement opposé à l’obligation du port du voile par les femmes). Or, il faut savoir que le terme de laïcité est l’équivalent de celui d’athéisme en terre d’islam. (Dans le livre que la fille de M. Arkoun consacre à son père, elle raconte comment, il y a quelques années lors d’un congrès en Algérie, il fut conspué et presque agressé physiquement par un cheikh furieux et, à sa suite, par la salle dans son ensemble qui le maudissaient et le traitaient d’apostat, au point qu’il a dû s’enfuir sans qu’un seul des autres intellectuels présents dans la salle n’ait pris sa défense.) Et c’est là qu’il y a un autre malentendu: M. Arkoun ne défendait aucunement une laïcité à la française; pour lui, il s’agissait d’un simple moyen pour assurer la paix et la tolérance entre les religions. Il a d’ailleurs défendu la sacralité de la religion au point d’avoir apporté son soutien à l’imam Khomeiny dans sa condamnation de l’écrivain britannique Salman Rushdie. Pour M. Arkoun, la personne du prophète était sacrée, aucun écrivain, même dans un roman, n’avait le droit d’y toucher.

Et quel déluge d’insultes et de menaces s’est déversé sur  le philosophe Abdennour Bidar – également cité par M. Mino – à la suite de sa belle lettre2 value="2">www.marianne.net/Lettre-ouverte-au-monde-musulman_a241765.html incitant à l’autocritique de l’islam! Or, M. Bidar n’invitait en des termes choisis qu’à une modeste remise à jour, à aucun moment il n’a attaqué sa religion.

Serait-ce là que réside la cause de tous ces échecs, dans cette volonté de prendre des gants, de ne jamais dire les choses clairement, de ne jamais mettre le doigt là où cela fait mal, de crainte de blesser les croyants, voire de porter atteinte à une notion spécifique du «sacré» dont même ces penseurs n’arrivent pas à se libérer? Ne vont-ils jamais assez loin dans leur réflexion? Faudrait-il, comme le demande instamment l’écrivain tunisien Imed Ben Soltana, construire résolument un nouveau projet civilisationnel?

* Genève.

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