MARGARETHE FAAS, FÉMINISTE ET SYNDICALISTE
Des décennies avant Simone de Beauvoir, la suissesse Margarethe Faas(-Hardegger), première secrétaire de l’Union syndicale suisse, publie en 1907 le journal féministe et syndicaliste L’Exploitée, où elle annule les arguments sur la fameuse «nature féminine», qu’elle considère non réalistes et entachés de préjugés. Margarethe Faas n’hésite pas à dire sa vérité: cette construction sociale naturalisée, savamment maîtrisée, réengageant les femmes dans les sentiers de l’infériorité, est au service des hommes et de leurs intérêts. Qu’adviendrait-il des privilèges à eux seuls accordés si les femmes s’arrogeaient le droit d’y accéder? Rejetée dans les camps des mineures, écartée du pouvoir civique, politique et juridique, la femme ne représente plus un danger.
Antinaturaliste, Margarethe Faas insiste: «La femme est, naturellement, l’égale de l’homme mais les coutumes, modes, us font qu’elle lui est inférieure». Elle évoque les deux mille ans de captivité féminine: «La femme est une éternelle persécutée qui passe de la domination religieuse sous la servitude juridique et politique». Faas formule sans ambiguïté cette phrase aujourd’hui encore sous les feux de l’actualité: «Quand on donnera la même instruction aux filles qu’aux garçons, et surtout quand, dans les familles, on élèvera et traitera tous les enfants de la même manière et par la même liberté, alors la cause féministe pure et simple sera gagnée». Sous sa plume, les femmes ne sont plus dans le déni, dans le noir des punitions. Leurs fonctions biologiques ne justifient ni la domination ni l’exclusion, et «il est temps de placer la femme dans son cadre naturel, de lui donner les droits dont l’homme l’a toujours frustrée».
A peine pointe-t-elle les hommes et leur ferveur de la supériorité que Margarethe Faas dénonce la brutalité de ce discours qui affecte les femmes comme une lourde infirmité. Elle perce de tous côtés, recense les inégalités. Tout est noté, épinglé dans L’Exploitée: Ouvrières et ouvriers ne subissent pas les mêmes coups et ne souffrent pas sur un pied d’égalité. Le statut des femmes à l’usine est non seulement différent, mais aussi discriminé: travail intermittent, fragmentaire, salaire de misère. Ce traitement est presque toujours légitimé par le discours sur la nature féminine qui instaure en toute quiétude la différence en évidence et en nécessité. On condamne volontiers les femmes salariées qui perturbent l’harmonieuse complémentarité des rôles et des tâches distribués. La place de la femme est au foyer, autour de la maternité. L’homme est le seul éminent sujet qui subvient aux besoins de sa famille dans la société.
Certes, la femme peut travailler. Elle l’a d’ailleurs toujours fait. Mais la femme salariée, loin de chez elle et socialement libre, on ne peut l’imaginer. Des accusations s’élèvent contre celles qui violent l’ordre et volent le travail des hommes dans les usines et les ateliers. Or dans cette amertume, il n’y a pas une once de vérité. Tous les témoignages s’accordent pour dire que le salaire des femmes est non seulement indispensable à la survie de la famille, mais encore utile à la société. Mais la peur de la concurrence féminine, aucune logique ne l’apaise. Aucune illusoire maîtrise ne l’éloigne jamais. La peur errante, partout présente.
Margarethe Faas fournit quelques exemples de salaire et révèle avec une clarté navrante cette seule évidence: la femme est toujours sous-payée. Son salaire ne lui confère ni reconnaissance ni surtout indépendance. Il est insuffisant pour satisfaire aux besoins essentiels. «Quelle est aujourd’hui l’ouvrière qui, à de rares exceptions, peut satisfaire à ses propres besoins?», interroge-t-elle. De là, sa conclusion: dans ces usines, ces fabriques qui fabriquent le désespoir, la misère tue les femmes, elle les assassine. Travail, rendement, dénuement, isolement, tout se poursuit comme si elles ne comptaient pas. Une seule pensée pendant tout ce temps: celle d’aller vers un autre tourment. Minées, fatiguées, harcelées, ces femmes abandonnées s’abandonnent aux fantaisies débridées des hommes et des patrons. L’alternative à la misère, c’est la prostitution.
«Pourquoi les femmes supporteraient-elles de devoir végéter continuellement, de voir se dégrader et d’aller vendre leur corps pour satisfaire leur faim?», pointe la syndicaliste. A ces annotations désespérées, s’ajoutent d’autres révélations de Margarethe Faas sur la santé de ces femmes traquées, travaillant jusqu’à l’extrême limite de leurs possibilités. Certains passages de L’Exploitée font encore frissonner: «Des fileuses de coton sont obligées de plonger sans cesse leur mains dans l’eau bouillante des bassines […] Les émanations putrides qui se dégagent de la chrysalide leur donnent une maladie spéciale, connue vulgairement sous le nom de ‘mal de ver’ et ‘de bassine’ […] Dans les ateliers d’impression d’indiennes, la gravure, l’impression, tous les travaux faciles et sains sont faits par les hommes; les femmes, très peu payées, un salaire de famine, sont employées à l’apprêt écossais, passent leur journée de 11 heures dans une température de 36 à 40 degrés, ce qui leur cause souvent de très graves maladies». Margarethe Faas pousse un cri d’indignation: «C’est l’esclavage, la misère qui tuent».
Elle invite ces femmes à se libérer de l’exclusion et réclame leur présence visible, entière, et non pas une présence corrompue par la prétendue nature féminine. Au même titre que les hommes, elles ont leurs places dans les espaces qui les entourent. Faas pense au syndicat, à la grève. Elle répète qu’elles peuvent accéder à l’instruction, à l’éducation sans discrimination, obtenir le droit de vote. Elle veut éveiller les forces qui dorment en ces exploitées de la Belle Epoque comme elles dorment en chacun.
Mais comment convaincre les femmes quand tout les persuade de l’échec? Les choses qu’on ne sait pas, on s’en méfie: elles n’entrent pas dans les gestes, dans les rêves. Elles échappent. «La femme croit qu’elle n’est pas capable et c’est cette croyance, qu’elle a depuis de nombreuses générations, qui lui ôte toute sureté d’elle-même […] Il est donc nécessaire qu’elle sorte de ce cercle vicieux, qu’elle ait confiance en ses propres forces.»
Aussi Margarethe Faas ne cesse-t-elle de les encourager, d’insister sur leurs capacités, de raviver leur sentiment de solidarité. Dans sa lettre de candidature au poste de secrétaire féminin à l’Union syndicale suisse, elle est plus que jamais déterminée à «faire entrer les ouvrières dans leurs syndicats respectifs, les rattacher à leurs collègues masculins pour qu’elles marchent de concert avec eux».
Bien sûr, Faas se heurte à la triste réalité, aux hostilités. Les ouvriers ne sont pas faciles à remuer. Elle l’avait d’ailleurs très vite deviné: «Pendant de longues années, les syndicats ont exclu, en Suisse et dans les autres pays, de leurs corporations les femmes, espérant par-là se débarrasser de la concurrence féminine». Cependant, elle tente de les raisonner, prône l’alliance avec leurs sœurs dans l’humanité: «L’homme et la femme ont un intérêt commun à ne pas se trahir mutuellement mais à s’entraider». Et va jusqu’au bout de sa pensée, tellement elle veut les rassurer, les éclairer: «L’entente doit se faire entre tous les hommes et femmes de cœur, décidés à travailler à l’avènement d’une société de justice et d’égalité. Pour nous, il n’y a pas plus d’émancipation féminine que d’émancipation masculine, il n’y a qu’une émancipation, à n’importe quel sexe qu’on appartienne».
Quant aux femmes elles-mêmes, si certaines, comme les ouvrières des aiguilles de La Chaux-de-Fonds, de Berne et de Fleurier, montrent qu’elles sont capables de s’entendre et de s’organiser, d’autres, élevées dans le dogme de la passivité, acceptent les espaces distribués. Mais Margarethe Faas ne désespère pas. Elle leur fait voir l’urgente nécessité de se syndiquer, les avantages qui en résulteraient. Ses paroles sont porteuses de quelques miettes de lumière. En 1905, l’Union syndicale suisse ne comptait que 3000 femmes, soit 1,5% des membres. Quatre ans plus tard, elles seront 4500.
Si l’ouvrière doit se syndiquer, elle doit aussi résister. La grève? Un beau rêve qui peut se transformer en réalité. Il suffit de se donner les moyens de le réaliser. Mais on le sait, ce n’est pas facile d’être gréviste pour une femme, car si l’ouvrière est déjà à peine une femme, que penser d’une ouvrière en grève? Elle suscite l’ironie, quand ce n’est pas l’hostilité ou l’obscénité. Margarethe Faas rapporte cette terne réalité: «Il existe des hommes stupides, qui ont battu et maltraité leurs femmes parce qu’elles faisaient la grève». Comment s’étonner dès lors si elles ne font «que se lamenter»? Mais des «femmes braves», celles qui sont les égales des hommes par la vigueur et la volonté, «on ne souffle mot». Faas fait l’éloge des teinturières de La-Chaux-de-Fonds en 1907 qui «se sont mises en grève pour l’augmentation de leur salaire, la diminution de leurs journées». Sans oublier les cigarières «dans la fabrique des frères Vautier», ces Carmen suisses qui ont pris feu et flamme pour défendre leurs intérêts. Elle annule ainsi les arguments sur leur faiblesse naturelle. Dans les pages de L’Exploitée, l’homme n’est plus ce seul être d’intellect et d’action, la femme non encore touchée par la raison. «Ce sera le moment de faire de la femme un être raisonnant, pensant, agissant». En insistant sur leurs capacités, Margarethe Faas rend secondaire la différence sexuelle et fait entrer la femme dans le concept de l’humanité.
En ces temps où l’on ne badine pas avec les inégalités, Margarethe Faas tord le cou aux spécificités soi-disant naturelles. Elle veut délivrer les femmes du double enfermement de l’usine et de la nature féminine où elles sont incarcérées. Certes, il faudra attendre encore pour que ses vœux soient exaucés, mais du moins aura-t-elle réussi à faire entendre sa voix isolée pour renouer avec la simple magie de la liberté.
Historienne et journaliste.