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Expulsions irresponsables

ASILE • La Suisse est le pays européen qui comptabilise le plus grand nombre d’expulsions vers l’Italie, débordée par la gestion des flux migratoires. Boris Wijkström, défenseur des droits des migrants, réclame une limitation des renvois des catégories des personnes les plus vulnérables vers la péninsule.

Simonetta Sommaruga a eu raison de déclarer que l’Europe devra adopter des mesures extraordinaires pour faire face à la crise des réfugiés en Méditerranée. Selon la ministre suisse responsable des migrations, les dirigeants européens doivent donner la priorité à un partage plus équitable du fardeau des réfugiés, en particulier dans le cadre des nouvelles arrivées massives sur les côtes italiennes. Ces déclarations ont été faites le 8 juillet lors d’une réunion informelle du Conseil Justice et Affaires intérieures de l’Union européenne (UE) à Milan. Pendant des années, la Suisse a ignoré la détérioration de la situation chez son voisin du sud, où le système d’asile s’est effondré. Ces nouvelles déclarations concernant le partage des responsabilités face à la crise étaient donc les bienvenues. Toutefois, vu que la Suisse expulse des milliers de demandeurs d’asile vers l’Italie chaque année en application du Règlement de Dublin – le règlement de l’UE qui attribue la responsabilité du traitement d’une demande d’asile au premier pays européen avec lequel le requérant est en contact –, Mme Sommaruga serait bien avisée de commencer par balayer devant sa porte.

Le problème est réel. Selon Frontex, l’agence des frontières de l’UE, plus de 60 000 migrants sont arrivés sur les côtes italiennes dans les six premiers mois de l’année en cours (au 30 juin 2014), contre 45 000 pour l’année 2013 toute entière et environ 15 000 pour 2012. La référence pour une crise migratoire en Méditerranée a été l’année 2011, celle des soulèvements du «Printemps arabe», qui a vu un exode de réfugiés faire la traversée. Or les chiffres de 2011, à savoir 63 000, seront certainement largement dépassés cette année.

Face à cette crise, la Suisse continue sa politique d’expulsions à grande échelle vers son voisin du sud. En 2013, la Suisse a expulsé 4280 demandeurs d’asile vers l’Italie. Bien que le Règlement de Dublin permette expressément aux Etats de ne pas transférer les demandeurs d’asile et de traiter leur demande d’asile sur leur territoire, notamment s’il existe des motifs humanitaires sérieux s’opposant au renvoi, les autorités suisses ignorent systématiquement ces clauses humanitaires et nient la complète détérioration des conditions d’accueil des réfugiés en Italie en parlant «d’allégations sans fondement». Plus troublant encore, peut-être, le Tribunal administratif fédéral, l’instance judiciaire qui devrait exercer un contrôle indépendant sur la manière dont l’administration exerce son pouvoir, continue également de soutenir la fiction – comme une autruche cachant sa tête dans le sable – que le système d’asile italien remplit tous les critères européens en vigueur. L’opiniâtreté avec laquelle les autorités suisses maintiennent cette ligne intransigeante contraste ainsi avec les appels de leur cheffe, Mme Sommaruga, à un partage plus équitable du fardeau devant une «crise extraordinaire». Difficile dès lors de ne pas trouver ce discours profondément hypocrite.
Les conséquences de ces expulsions sont tragiques: vivre sous un pont à Rome entouré de rats et d’ordures n’est pas un endroit où un refugié syrien victime de tortures pourra songer à reconstruire sa vie; être réduite à la prostitution à Milan est un destin cruel pour une jeune mère érythréenne ayant fui la dictature de son pays d’origine; mendier dans les rues de Naples est comme une mort lente pour un Sri-lankais souffrant d’une maladie cardiaque soignable mais pour laquelle il n’a pas accès à un traitement en Italie. Je rencontre régulièrement ce genre de cas dans le cadre de mon travail.

Au-delà du coût humain, la pratique d’expulsion suisse pourrait aussi avoir des conséquences juridiques importantes au niveau européen. La Grande chambre de la Cour européenne des Droits de l’homme examine actuellement une procédure engagée contre la Suisse par une famille de demandeurs d’asile afghans pour laquelle les instances helvétiques ont précisément refusé d’appliquer des clauses d’exception humanitaire. Même si peu d’observateurs pensent que les juges de Strasbourg imposeront une interdiction absolue de renvois vers l’Italie, comme ils l’ont fait pour les expulsions de demandeurs d’asile vers la Grèce, il est tout à fait possible qu’ils décident de limiter les renvois de certaines catégories de personnes vulnérables dont l’expulsion équivaudrait à un traitement inhumain et dégradant. Certains pays européens ont déjà arrêté les expulsions de telles personnes dans l’attente de la décision de la Cour concernant l’affaire en question.
Vu ces développements, il semblerait raisonnable que la Suisse, le pays européen responsable du plus grand nombre d’expulsions vers l’Italie, fasse la même chose. Cela constituerait un premier pas important vers le partage du fardeau que Mme Sommaruga a évoqué de façon si éloquente et cela permettrait surtout d’éviter bien des souffrances humaines inutiles.
 

Opinions Agora Boris Wijkström

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