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Ukraine: un modèle du conflit de l’après-guerre froide

ANALYSE • En réduisant la crise ukrainienne à une alternative verrouillée entre deux camps, les médias dominants oublient les visées des grandes puissances, des oligarques et de la société civile.

La crise ukrainienne a mis en lumière les volontés de mobilisation de l’opinion publique mondiale par les pouvoirs politiques, dans une lutte de communication, par et pour la domination de l’information: MSNBC, CNN, FOX News contre Rossiya 1 et 2, Russia Today et NTV1 value="1">La journaliste américaine Liz Wahl, travaillant pour RT a annoncé sa démission en direct, mercredi 5 mars 2014, créant un véritable événement médiatique.. Le but est d’imposer une version des événements et une perspective dominante, sans lien direct avec la réalité des faits. Les jours derniers ont montré les ressorts d’un tel engagement et les préjudices portés contre une analyse des enjeux permettant de conduire à une sortie de l’impasse.

Remarquons en préambule comment la crise a été remarquablement intégrée au calendrier olympique de Sotchi, paralysant toute capacité de réaction de Moscou, engagée dans une offensive de charme avec pour but avoué de montrer un nouveau visage de la Russie à l’Occident. Des efforts réduits à néant en quelques jours. En choisissant de s’aligner sur les pouvoirs politiques, et en présentant le conflit comme une alternative entre deux camps (Occident et Russie) les médias dominants renoncent à traiter le cœur des visées géopolitiques et géoéconomiques des grandes puissances, des oligarques et d’une société civile non exempte d’ingérences extérieures.

La dégradation présente doit autant à ces tiraillements anciens et extérieurs qu’à la tentation des dictateurs de damner le pion à leurs oligarques devenus les nouveaux acteurs économiques régionaux supportés par les libéraux de tout bord. Incontrôlables, ces oligarques ont acquis la capacité de dicter le jeu gazier en s’appuyant sur les prodigieux revenus générés en se jouant des souverainetés, tel est le cas de Rinat Akhmetov ou de Viktor Pintchouk, décidés à engager un coûteux bras de fer avec Moscou par l’entremise de l’ancien boxeur et homme-vitrine Vitali Klitschko qui paradait ces jours dans les chancelleries européennes. Ce sont les oligarques qui ont servi de courroie de transmission en finançant la campagne d’indépendance, avec la complicité d’une extrême droite omniprésente, devenue, à l’instar de Dmitry Yarosh, le bras armé du nouveau pouvoir.

Rares ont été les médias qui ont relaté comment ce rêve d’une intégration de l’Ukraine à l’Union européenne (UE) et à l’OTAN avait été patiemment nourri, bien avant les prémices de la révolution orange, il y de cela dix ans, contre les tenants d’une realpolitik soucieuse de ne pas conforter les intérêts géopolitiques américains de l’après-guerre froide2 value="2">La présence de nombreuses ONG américaines sous le regard complaisant de la Commission Trilatérale, initiée en 1973 par David Rockefeller et Z. Brzezinski.. De même qu’il n’a pas été démontré comment M. Ianoukovich avait joué sa propre partition cherchant à consolider sa main dans un jeu de poker aveugle en faisant chanter son puissant voisin russe.

Selon des documents Wikileaks, Vladimir Poutine avait très tôt nié la légalité du transfert d’autorité à l’Ukraine, berceau de sa puissance. Au début du XVIIIe siècle, la Russie y jouait sa survie à Poltava contre la couronne de Suède, gagnant ses attributs de puissance impériale européenne et caucasienne. La crainte d’une poussée russe dans les Balkans commençait à peine à préoccuper les Européens et les Anglais. La première guerre de Crimée (1854) fut amorcée par l’envoi d’un corps expéditionnaire franco-anglais bien décidé à priver la Russie de sa flotte navale de Sébastopol. Précisément, ce que Poutine s’efforce d’empêcher aujourd’hui. La région s’intègre dans la grande vision géostratégique américaine, cet «Arc de crise» au sein du gigantesque échiquier eurasien (Zbigniew Brzezinski, 1997). La mer Noire demeure le lieu principal par lequel se déploie la puissance navale russe en Méditerranée3 value="3">Zbigniew Brzezinski (1997), Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard, p.128..

La présentation du problème en une alternative qui place l’Ukraine et ses habitants devant un choix entre deux voies inconciliables, l’Occident ou la Russie, est tout simplement absurde. On feint d’oublier la politique d’intégration agressive de l’OTAN, suivie plus prudemment par l’UE et son projet d’accord d’association.
Les Etats-Unis ont beau jeu de se présenter en arbitre et gardien de la morale, prenant la tête d’une communauté internationale indignée. La politique de sanction ne leur coutera guère, contrairement à l’Europe. Voici deux décennies que Washington s’emploie à semer la discorde dans la périphérie russe, du Caucase à l’Asie du Sud-Est, finançant en sous-main les processus électoraux et favorisant l’emploi de réseaux privatisés, dont la Commission trilatérale et le National Endowment for Democracy ne sont que la devanture.

La volonté de contrôle du calendrier a permis de mettre en œuvre une réponse concertée, avec l’effet d’annonce conjoint d’une aide financière des Etats-Unis, de l’Europe et du FMI. La conséquence première de cette acceptation placerait de facto l’économie ukrainienne sous le contrôle de ce triumvirat. Une telle offensive a eu le mérite d’irriter les pouvoirs russes autant que la population européenne qui n’a pas été consultée.

Tous les éléments dans cette crise indiquent que les Etats-Unis et la Russie se sont engagés résolument dans une nouvelle approche de la diplomatie qui scinde la parole et l’action, usant au mieux de l’arme de la communication.

Mais on se leurre si l’on s’attache aux messages répétés en écho dans nos médias. Une sortie de crise ne pourra se produire que par un acte de négociation passant par une concertation internationale qui mettrait les intérêts des partis au grand jour avec un rôle pour l’ONU. Les Ukrainiens semblent pris en otage de cette crise, de même que les Européens à qui rien n’a été demandé quand il s’est agi de débloquer 15 milliards d’euros d’aide. En suivant cette voie dangereuse, on a contribué à verrouiller les deux «camps» dans des postures figées, ce qui aggrave d’autant les risques d’un conflit ouvert. «La priorité géostratégique, affirmait Brzezinski, est de gérer l’émergence de nouvelles puissances mondiales de façon à ce qu’elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine4 value="4">Ibid. p.253..» Une formule éloquente qui semble capter l’esprit de ce qui est en train de se jouer en ce moment même sur le grand échiquier caucasien.

Notes[+]

Opinions Agora Jérôme Gygax

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