UN «GRAN CANAL» CONTRE LA PAUVRETÉ?
NICARAGUA • Si le projet d’un grand canal interocéanique fait débat au Nicaragua, la lutte contre la pauvreté, elle, constitue une «étape indispensable vers le socialisme du XXIe siècle», selon Viviane Luisier et Gérald Fioretta. Un défi majeur pour le pays, parmi les plus pauvres des Amériques.
Une question enflamme le débat public au Nicaragua: faut-il ou ne faut-il pas construire le grand canal interocéanique? Rêve deux fois centenaire, Louis Napoléon Bonaparte avait déjà dessiné le tracé d’une voie de chemin de fer longeant le Río San Juan, vers 1846. Plus tard, dans les années 1870, des ingénieurs français et étasuniens ont travaillé sur ce projet, avant d’opter pour Panama. A son tour, Sandino a rêvé de ce grand canal, que le sandinisme de 2013 cherche activement à réaliser. Mais ce projet suscite de nombreux débats.
Certains sont pour car, selon eux, seul un projet de l’envergure de la construction du grand canal permettra le développement accéléré du pays, aboutira à l’éradication de la pauvreté et rendra possible l’avènement du socialisme du XXIe siècle. Aussi, en juin 2013, le parlement nicaraguayen a voté la loi du Grand Canal, accordant une concession à la firme HKND (Hong Kong Nicaragua Canal Development Investment Co.), pour construire le grand canal interocéanique, deux ports en eau profonde, un chemin de fer (canal seco), un oléoduc, un aéroport et une zone franche. Tout cela pour 40 milliards de dollars US (plus de 36 milliards de francs suisses) que doit rassembler HKND auprès de grands investisseurs.
D’autres sont contre, car ils pensent à la viabilité économique de cette initiative. Le projet de faire transiter à travers le Nicaragua des bateaux plus grands que ceux qui empruntent le canal de Panama, actuellement en train d’être élargi, pourrait être mis en échec par le réchauffement climatique, dont on pense qu’il ouvrira sans doute une nouvelle route maritime par l’Arctique dans quelque vingt années.
Il faut préciser que le dernier mot n’appartiendra pas à la firme HKND ni aux études de faisabilité, mais à la commission gouvernementale du grand canal et au président du Nicaragua, qui a toujours affirmé que jamais il ne sacrifierait le lac Cocibolca si le risque de désastre écologique était avéré.
Un paradoxe écologique
Car c’est surtout le ravage écologique probable qui fait trembler. Le grand canal traverserait le lac Cocibolca, un des plus grands lacs d’eau douce du monde, qui fait plus de 8200 km2, par une tranchée de 25 mètres de profondeur, 300 mètres de large, sur 90 kilomètres! Une horreur pour la conscience écologique moyenne d’un-e Européen-ne! A cela, le directeur de la Radio La Primerísima, William Grigsby, répond par un puissant paradoxe: «Seul le grand canal peut sauver le lac Cocibolca dont la profondeur moyenne est actuellement de 15 mètres, alors qu’elle était encore de 40 mètres il y a quarante ans». Comment?
La déforestation de ces dernières décades, avec l’avance de la frontière agricole, a eu pour conséquence une monstre augmentation des sédiments charriés par les rivières et déversés dans le lac. Un désastre écologique déjà consommé. «Si on laisse les choses en l’espèce, le lac deviendra bientôt une grande flaque et on aura perdu ce grand bassin d’eau douce», explique W. Grigsby. Or, la construction du grand canal va de pair avec un reboisement massif, coûtant plusieurs milliards de dollars à la charge des investisseurs, afin de pouvoir cosechar agua (récolter de l’eau). Remplir à nouveau le lac est une condition indispensable à la durabilité du grand canal.
En jeu, la souveraineté nationale
D’une pierre deux coups: on sauve le lac Cocibolca et on sort le pays de la pauvreté. On estime à 15% la croissance obtenue par la construction puis l’exploitation du grand canal. Le pays prévoit de pouvoir enfin décoller avec la création de près d’un million d’emplois formels. Du rêve à la réalité, le chemin sera sans doute compliqué.
Le grand canal serait aux mains des investisseurs étrangers les cinquante premières années. Chaque décade, le Nicaragua récupérerait 10% d’actions et il ne deviendrait majoritaire qu’après cinquante ans. Quelles transformations de la société ces investisseurs imposeraient-ils alors au Nicaragua?
Saurait-on profiter de la construction du grand canal pour former professionnellement les centaines de milliers d’ouvriers qualifiés, de techniciens, d’ingénieurs qui seraient nécessaires sur ce chantier? Ou au contraire la société nicaraguayenne se précipiterait-elle au plus facile: les fritangas (vendeuses de nourriture), les cantinas (bistrots) ou les bordels le long du grand canal, sans parler de la corruption inhérente à tout projet d’envergure? Le grand canal pourrait-il enfin attirer la jeunesse nicaraguayenne et la mobiliser sur place, elle qui, pour le moment, cherche souvent à quitter le pays pour pouvoir ensuite aider économiquement les familles?
La question de fond, c’est donc de savoir comment le Nicaragua pourra contrôler ce que l’on va faire de ses ressources naturelles et de son territoire.
Un ingénieur agricole de Matagalpa, conscient de tous ces graves problèmes, pense pourtant que le pire serait évité si la construction du grand canal avait lieu sous la direction d’un gouvernement sandiniste imposant une vision sociale du développement, plutôt qu’avec un gouvernement de droite qui laisserait faire les investisseurs.
Les fruits d’une politique sociale de développement
Le jour de notre retour en Suisse, le 4 septembre 2013, a eu lieu une nouvelle rencontre entre le président sandiniste Daniel Ortega et l’oligarchie nicaraguayenne, sous le signe de «l’harmonie entre entrepreneurs, travailleurs et gouvernement, pour le bien de la famille nicaraguayenne». Ce sont là les formules utilisées par Rosario Murillo, la première dame qui prend des décisions de Premier ministre.
Cette rencontre vise-t-elle vraiment à conduire avec fermeté l’alliance entre gouvernement et entrepreneurs pour éradiquer la pauvreté? Ou révèle-t-elle une convergence d’intérêts économiques entre l’oligarchie et la bourgeoisie sandiniste? Confiants dans le gouvernement sandiniste, nous voulons pencher du côté de la première alternative.
Les diktats macroéconomiques imposés entre autres par le Fonds monétaire international (FMI) sont respectés par le gouvernement qui se comporte comme un premier de classe. Cela profite bien sûr à l’oligarchie nicaraguayenne et aux investisseurs étrangers. Mais, évidemment, la politique de consommation est reçue comme un bienfait par la population, qui utilise largement Internet et le téléphone portable, par exemple. Néanmoins, une politique de développement sociale est mise en œuvre.
Grâce au gouvernement sandiniste, le pays se développe, la vie quotidienne s’améliore et la population commence à avoir des perspectives. Reste pourtant à savoir quand, comment et avec quels sujets sociaux le sandinisme, comme il le proclame, pourra renverser la tendance capitaliste pour avancer vers le socialisme du XXIe siècle. Et aussi comment renouveler la participation populaire et remplacer la conduite autoritaire du processus en cours.
Des routes, des rues partout
Effet, en partie, des mesures des grandes agences internationales, mais surtout de la politique sandiniste qui attribue les fonds à ce à quoi ils sont destinés, le réseau routier principal et secondaire est désormais en état, à l’exception de l’accès à la côte atlantique, qui reste un problème particulièrement difficile à résoudre; les chemins de pénétration pour commercialiser la production agricole sont réaménagés chaque année; les rues des quartiers marginaux de toutes les villes sont pavées.
«Vino la luz!» (on a la lumière!)
Une politique volontariste mise en œuvre pour le développement des infrastructures fait que, chaque semaine qui passe, de nouvelles communautés rurales ont accès à l’électricité pour la première fois. De plus, une réussite écologique unique au monde est en train de se réaliser: la proportion d’énergie renouvelable (géothermique, hydraulique, éolienne, solaire) est passée de 20% (versus 80% d’origine fossile) en 2006, avant la «deuxième période de la révolution sandiniste», à 52% aujourd’hui. L’objectif de 80% de renouvelable semble atteignable pour 2015.
Dans les zones rurales, pendant les week-ends, les étudiants affluent dans les chefs-lieux pour étudier en sabatino (seulement les samedis). Par exemple, la Universidad del campo, à La Dalia (à 40 km de Matagalpa) est l’exemple même de la politique qui vise à renforcer l’éducation secondaire en l’ouvrant à celles et ceux qui n’y avaient jamais eu accès.
Même au Polo de Yale, toujours dans la municipalité de La Dalia, un village en formation et sujet aux attaques de la contra [groupe armé soutenu par la CIA combattant la révolution sandiniste, ndlr], il y a trente ans, on constate aujourd’hui ce que sont les fruits de la paix et d’une politique sociale et productive qui soutient les femmes et les jeunes: la fête organisée en commémoration des martyrs nicaraguayens et internationalistes de l’année 1986 l’a été par la seule communauté, en particulier par les femmes et les jeunes.
Tout cela débouche sur la croissance économique la plus haute de l’Amérique centrale (5%) et une sécurité citoyenne elle aussi au-dessus du lot. Pourtant, le pays reste le plus pauvre d’Amérique centrale et, même avec la croissance actuelle, il ne rejoindrait le niveau du Honduras que dans les années 2030!
Commerçants par tradition
Relevons que l’effervescence de la vie quotidienne reste principalement celle de l’activité informelle: les Nicaraguayens-ennes vendent de tout, que ce soit à même la rue, dans l’entrée de leur maison, dans les marchés ou dans des magasins à proprement parler. Cette activité informelle est sans doute confortée par la société de consommation promue par la globalisation, mais surtout, elle fait partie de la culture nicaraguayenne depuis la nuit des temps et elle survit à tous les gouvernements!