Trop de démocratie tue la démocratie
En tant que femme politique romande, je suis particulièrement inquiète des conséquences que l’initiative soumise au vote le 9 juin aurait pour la représentativité. Actuellement, des règles formelles et informelles permettent de garantir un certain équilibre au Conseil fédéral dans la représentation des régions, des communautés linguistiques, des partis et des sexes. Les membres de l’Assemblée fédérale, élu-e-s par le peuple pour incarner ces différents aspects, veillent à leur tour, en élisant le Conseil fédéral, à ce qu’ils y soient reflétés. Une élection nationale du Conseil fédéral verrait les Alémaniques élire les personnalités latines, avec le risque que la population romande – notamment – ne se sente pas dûment représentée. D’autant plus que le quota proposé par l’initiative tient insuffisamment compte de la diversité des minorités linguistiques et évacue les aspects autres que culturels-régionaux.
La représentativité moindre du Conseil fédéral ainsi formé risquerait de créer des tensions sur le plan du fédéralisme. A la différence de celles consécutives aux votations sur l’initiative Weber ou la révision de la Loi sur l’aménagement du territoire, ces tensions émaneraient toujours de la même région culturelle, durablement minorisée, et la menace serait réelle pour la pérennité de la Confédération. D’une élection populaire pourrait aussi surgir un gouvernement dominé par une seule région, une seule langue, un seul sexe et/ou une seule tendance politique. A l’exemple du gouvernement monocolore du canton de Genève des années 1990, expérience malheureuse s’il en est. Petit rappel: suite au camouflet reçu fin 1994, avec le refus par le peuple genevois de deux des trois objets soutenus par le Conseil d’Etat (la loi sur la fermeture de la clinique genevoise de Montana et la loi sur la privatisation du service des automobiles), le gouvernement s’est montré timoré durant le reste de la législature. A l’exception de deux projets qui se sont soldés par une autre claque – le refus massif, en 1996, des crédits pour les deux options de traversée de la rade – le gouvernement n’a plus proposé grand chose jusqu’au retour de la gauche en 1997.
Autre problème: le manque de transparence. Loin de rendre cristalline une élection que certains médias adorent dépeindre en forme de conspiration ourdie une nuit de longs couteaux, l’intervention du peuple exigerait que les partis nationaux mènent campagne pour leur(s) ministre(s) sur le plan national. Or, qui leur fournirait les ressources nécessaires à un tel battage? En l’état actuel, l’opacité du financement des partis et des campagnes ne permettrait pas de le savoir. La nécessité de faire campagne aggraverait en outre la surcharge des ministres. Par ailleurs, «peoplisation» de la politique oblige, les personnalités en mesure de s’acheter une vaste visibilité médiatique seraient privilégiées, selon une logique toute ploutocratique. Quant à la collégialité, que deviendrait-elle dans un Conseil fédéral formé d’individus en concurrence aux yeux du peuple? Sans compter qu’une élection populaire peut amener à choisir des personnalités moins collégiales. En 2007, le peuple aurait ainsi sans doute réélu Christoph Blocher au Conseil fédéral, qui a pourtant laissé derrière lui un département presque en ruines.
Bref, s’en remettre toujours au peuple n’est pas la panacée, dans une société suisse dont l’unité dans la diversité exige, pour que la démocratie fonctionne, d’élire un Conseil fédéral capable de gouverner tout en incarnant au mieux les diverses minorités.
* Conseillère aux Etats PS/GE.