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Regarder plus loin que le bout de son nez

AGORA MIGRATIONS • La Suisse et la Tunisie ont des priorités différentes en matière de gestion des flux migratoires. Le point de vue d’Albert Schnyder, de Caritas Suisse.

Au cours de l’été 2012, la Suisse a conclu un partenariat migratoire avec la Tunisie. Ce document réglemente autant que possible la migration entre les deux pays. Il s’agit en particulier pour notre pays de pouvoir renvoyer rapidement les requérants d’asile de Tunisie, mais aussi d’offrir des possibilités de formation continue à quelques dizaines de jeunes Tunisiens et d’aider la Tunisie à surmonter ses propres problèmes en lien avec l’afflux de migrants. Les préoccupations de la Suisse contrastent avec les problèmes nettement plus urgents auxquels la Tunisie se voit confrontée sur le plan de la migration.

Au plus fort du printemps arabe, la Suisse a été confrontée en tout et pour tout à quelques centaines de requérants d’asile de Tunisie, pour la plupart des hommes jeunes à la recherche de travail. Comme d’autres Européens, les Suisses ont suivi avec une certaine sympathie les événements qui se sont déroulés dans les pays d’Afrique du Nord, mais n’ont pas tardé à envisager avec une grande suspicion mêlée de crainte les conséquences qu’un possible afflux de migrants aurait pour la Suisse. Notre gouvernement suisse s’est démené afin de conclure au plus vite un partenariat migratoire.

Que l’on se représente maintenant la scène suivante: les diplomates suisses et, plus tard, la ministre en charge du dossier, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, rencontrent leurs homologues tunisiens. Alors que les Suisses veulent réglementer au plus vite la migration, les ministres et autres représentants du nouveau gouvernement tunisien doivent faire face à des milliers de problèmes à la fois, dont l’élaboration d’une nouvelle Constitution, la préparation des élections, la réorganisation de la police et de l’armée, le contrôle des tribunaux, bref, la mise en place d’un Etat démocratique fonctionnel et la promotion d’une société civile islamique moderne. Tout cela dans le contexte d’une société profondément divisée, avec la population laïque moderne des villes
côtières et les sociétés traditionnelles de l’arrière-pays, mais aussi avec une nette progression des partis islamistes.

Et, par-dessus tout, la Tunisie a dû faire face à l’afflux de centaines de milliers de personnes ayant fui les événements en Libye. Alors qu’un certain nombre ne vont pas tarder à poursuivre leur route, comme les travailleurs immigrés du Bangladesh, d’autres tentent d’atteindre les pays du Sahel en traversant des contrées désertiques et échouent souvent au sud du pays. Enfin, il y a aussi les quelque 500 000 Libyens et Libyennes qui s’établissent en Tunisie ou vivent dans des camps, dont quelques-uns ont un passé politique douteux.

Donc, il y a d’un côté les Suisses qui s’inquiètent à cause de quelques centaines d’immigrants venus de Tunisie, et de l’autre, les Tunisiens qui ont vu affluer des centaines de milliers de réfugiés dans un pays de 12 millions d’habitants pour un territoire environ quatre fois plus grand que le nôtre. Qu’on se représente le contraste entre les agendas des deux parties et ce que les Tunisiens peuvent bien penser de ces Suisses qui tiennent absolument à conclure rapidement un tel traité migratoire.

Ce clivage souligne une fois de plus une vérité fondamentale: sur le plan mondial, la migration a lieu pour l’essentiel entre les pays du Sud. Les pays d’origine aussi bien que les pays d’accueil des migrants sont souvent pauvres, voire extrêmement pauvres. Et ce sont surtout ces derniers qui endossent souvent les plus lourdes charges, sans que le reste du monde n’en ait connaissance. Il faut au moins une crise, comme la terrible famine qu’a connue l’Afrique de l’Est dans les années 2010 et 2011, pour qu’on prenne conscience qu’un pays comme le Kenya accueille depuis des années des centaines de milliers de personnes dans la région de la frontière somalienne, et les héberge plutôt mal que bien dans des camps. De nouvelles villes ont ainsi vu le jour.
Pour nous autres Suisses et Suissesses, il serait bienvenu de faire preuve d’un peu plus de sang-froid et de regarder un peu plus loin que le bout de notre nez. Imaginons que nous devions répartir les 1000 Tunisiens en question entre nos communes. Cela n’en ferait même pas un par commune. Nous avons déjà relevé un tel défi pratiquement sans problème en 1956 pour les Hongrois, en 1968 pour les Tchèques. Et même dans les années 1970 et 1980, les portes de la Suisse étaient encore plus ouvertes pour les boat people d’Asie du Sud-Est. Qu’est-ce qui a changé pour que nous ne puissions plus le faire? Est-ce simplement que nous ne le voulons plus?
 

* Responsable du secteur Coopération internationale, Caritas Suisse.

Opinions Agora Albert Schnyder

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