Contrechamp

POUR DIRE LA GUERRE

AFRIQUE • L’anthropologue et psychanalyste Olivier Douville, qui travaille avec des enfants et adolescents soldats enrôlés de force, évoque «un rapport terrorisé à la parole», dès lors qu’il s’agit pour ces jeunes, après le conflit, de rentrer dans le jeu social.

Psychanalyste, anthropologue, Olivier Douville accompagne sur le terrain des personnes ayant subi des traumatismes en zones de guerre. Il travaille les décompositions et recompositions identitaires que ces chocs entraînent au-delà du viol, de la solitude et des ruptures de ban. Entretien.

Vous avez travaillé et continuez de travailler en Afrique, notamment avec des jeunes adolescents enrôlés de force dans des bandes guerrières et soumis à cette fin à de véritables pharmacopées de brousse. Quelles conséquences identitaires avez-vous observées suite à ces enrôlements?
Tout d’abord l’identité de base (se sentir vivant et appartenant à l’espèce humaine) est fortement attaquée dans la mesure où beaucoup des techniques de recrutement de ces jeunes passent par un renversement extrême des tabous culturels de base. On leur demande de tuer des membres de leur famille, de consommer parfois une partie de leur corps. Il s’agit d’une désymbolisation programmée et forcenée des appartenances et des filiations. Mon analyse se distingue de ceux qui parleraient ici d’«initiation». Pour moi, il s’agit en réalité d’une anti-initiation. L’initiation véritable présente le jeune aux ancêtres et lui indique un certain mode d’identification et un certain usage des jouissances. Ici, rien de tel.
De nombreux jeunes combattants, une fois revenus dans des mondes pacifiés, confient que, durant les conflits, ils ne se sont sentis ni vivants, ni morts, mais désabonnés, en quelque sorte, de leur appartenance à la communauté humaine de base. Ensuite, nous en venons au fait que souvent ce qu’ils disent de la guerre est qu’ils l’ont faite pour «venger» un ancêtre. Mais souvent, le discours ne remonte pas au-delà. Livrés à eux-mêmes après les conflits et souvent errant dans les rues des mégapoles, les jeunes ne se regroupent pas du tout par ethnie mais en fonction des traumas subis et de la gamme de ceux-ci.

La question de la destruction des liens, des filiations, vous semble-t-elle un élément essentiel des désocialisations et dissociations subséquentes dans la violence?
Oui, il s’agit d’une destruction programmée. En Afrique, se retrouver dans la situation du sans-filiation, c’est se trouver dans une situation de désordre maximal, exclu des scènes du don et de la dette, hors lignée. Chez les enfants et les adolescents soldats, voués à rentrer dans le jeu social après le conflit, les actes hétéro-agressifs ou les propensions à s’accidenter gravement sont des choses très fréquentes. On retrouve un peu le même phénomène d’inclassables chez les jeunes gens et jeunes femmes porteurs du VIH dans certains endroits d’Afrique, en particulier en République démocratique du Congo (RDC). Ils se vivent –et sont souvent de facto– exclus des communautés humaines coutumières et ordinaires. Mais ils peuvent se regrouper entre eux.
Un autre point sur lequel je commence à travailler est l’effet des guerres «civiles», à visée génocidaire, sur le langage. Dans des zones ravagées par la guerre, le stock lexical pour signifier le sexe et la mort semble se raréfier à une vitesse extrême. Gaellanne Bourges, une amie anthropologue qui travaille dans la région de Goma en RDC, m’expliquait, il y a peu, que tout le trésor métaphorique pour dire la sexualité et la procréation (sans que cela soit nécessairement lié) avait disparu très rapidement, surtout là où le viol était une arme de guerre. Il me semble que nous avons à examiner une des conséquences de la guerre également en termes d’attaque du trésor symbolique d’une culture, ce trésor qui permet à chacun de se munir d’une langue pour sortir du Réel et dire quelque chose de tenable, de non-sidéré, sur son rapport au sexuel et à la mort.

Le viol comme arme de guerre exercée sur les femmes est abondamment documenté et dénoncé. Qu’en est-il, en Afrique, du viol sur les hommes? Quelles en sont les conséquences psychiques et sociales?
Il est vrai que le viol est une «arme de guerre» exercée le plus souvent contre les femmes. Avec deux objectifs manifestes principaux aussi abjects l’un que l’autre: leur imposer une descendance forcée, un enfant de l’autre groupe ethnique fait ainsi de force, ou, plus radicalement «donner sa maladie» comme cela se disait en Ouganda, en les contaminant par la transmission du VIH. Ce viol contre les femmes est amplement commenté et dénoncé –et c’est heureux. Depuis peu on découvre que le viol a aussi été une arme de guerre contre les hommes. En août 2009, le New York Times avait déjà alerté sur le viol des hommes congolais à l’est de la RDC, sans que cela ait entraîné des enquêtes. Pour les hommes violés, la compassion n’existe que très peu, que ce soit au plan international (financement de prises en charge, enquêtes, etc.) ou local. Un homme ainsi visé dans sa virilité se situe dans un radical non-lieu culturel et affectif. Or il appert qu’à peu près un quart (23,6%) des Congolais de l’Est reconnaissent avoir été victimes de violences sexuelles lors des différents conflits qui marquèrent la RDC depuis 1997.
Pour avoir lu les témoignages de certaines de ces victimes qui ont, depuis l’Angola où elles se sont réfugiées, dénoncé les violences subies de la sorte, je lis des tableaux d’extrême angoisse et mélancolisation. Un fort vécu de honte et une crainte d’être objet de rejet au sein de leur famille et de leur clan. Une angoisse de ne pas être cru et d’être tenu en bonne part pour un mystificateur malsain ou pour quelqu’un qui l’avait bien cherché (mais là nous retrouvons toute la cohorte de difficultés du témoignage des personnes violées, hommes ou femmes, difficultés qui proviennent en bonne part des préjugés culturels les plus sordides).

Quelles sont les manières de faire réparation, de recomposer des identités intégrées à partir de ces expériences extrêmes de dépossession de soi?
Il y a une nécessité de prise en charge visant déjà à faire sortir ces personnes de la haute solitude souvent honteuse: des thérapies de groupe ou des groupes de paroles sont conseillés. Nous sommes souvent en face d’un rapport terrorisé à la parole. Parler pourrait détruire l’autre, l’interlocuteur; ou, au contraire, si l’interlocuteur est vécu comme impassible et incrédule, parler revient à se détruire soi-même, à s’abolir devant un autre inentamable. Le clinicien souvent est déconcerté par une apparence très atone chez ces sujets. Tout se joue comme si la parole était pétrifiée, gelée, comme si les mots n’arrivaient plus à se conjoindre au corps; l’impression alors se fait d’un discours automatique, répétant mécaniquement une scène épouvantablement traumatique. Mais il est faux de dire que nous écoutons un discours inaffecté, ce pour deux raisons. La première est que l’affect n’est pas l’émotion. Les affects les plus rudes apparaissent souvent comme peu riches en nuance émotionnelle, en couleurs émotionnelles. La honte et l’effroi glacent le corps, figent l’expression. Mais sortir de l’inhumain, soit de la destruction programmée de l’humain en soi, ne passe pas d’abord par le témoignage ou par la narration mais par le rêve ou le délire. Il faut entendre ces autres scènes. D’autant que pour obtenir des réparations ou, plus encore, pour se voir accorder un statut de demandeur d’asile, des réfugiés sont amenés, en raison de la pesanteur bureaucratique et institutionnelle, à répéter en boucle le scénario de leurs malheurs. Ils construisent ainsi une version univoquement pathétique et standardisée de leurs malheurs dont est rapidement congédiée toute épaisseur subjective.
Et puis l’émotion, elle passe en nous. Avec des adolescents, il est possible de dire comment leur parole nous touche, nous affecte, comment il est souhaitable de prendre du temps pour renouer ces liens entre corps, affect et autrui. Souvent, des adolescents meurtris, et c’est aussi vrai des adultes, veulent confier l’horreur de la situation une bonne fois pour toutes. C’est une sorte d’énoncé testamentaire. Mais après avoir nommé ce qui a effrayé et dépersonnalisé dans un récit sans pause et sans profondeur de champ, dans un discours dépourvu du doute et du semblant, alors ils disparaissent, on ne les revoit plus. Comme s’ils ne répondaient qu’à l’exigence de tout dire une bonne fois pour toutes. Là, il faut, contre cette énonciation hémorragique, dire qu’on va prendre le temps, lester d’un poids de réalité partageable ce réel qui file comme une flèche, nouer de l’imaginaire, du lien. Recadrer les émotions du corps; les faire se projeter dans le miroir des mots, sortir de la scène de l’aveu, de l’énonciation testamentaire, donc.

Vous avez aussi travaillé sur les représentations du VIH chez les patients soignés en France d’origine africaine. En quoi l’anthropologie vous permet-elle d’appréhender cet autre non seulement dans sa psyché mais aussi sa corporalité? Comment se travaille la notion de tabou, que ce soit par exemple celui de la maladie ou de l’homosexualité?
Pour le psychanalyste, la psyché n’est pas incorporelle, la notion de tabou peut se déplacer. Tabou, le mot appartient à l’anthropologie, il désigne des choses que l’on ne peut toucher par l’action ou par le dire. Il partage des territoires, les univers du licite et de l’illicite, de la souillure et la pureté. Mais pour la psychanalyse, tabou est un mot qui a un autre sens, pas tout à fait différent, mais quelque peu tout de même. Un sujet peut se croire devenu tabou, on essaye alors de voir en quoi cette auto-condamnation n’est pas un effet névrotique, une prescription cruelle du Surmoi qui exige que le sujet du désir s’abolisse et que, du coup, la personne ne devienne qu’une chose résiduelle, un tabou, un danger pour autrui, un intouchable. C’est au demeurant un statut d’exception qui apporte aussi, bien que négativement, une certaine enflure narcissique.
Seulement, l’exception trop durable anéantit. Dans la recherche que vous mentionnez (recherche menée en lien avec le DrBlondin-Diop à Paris et croisée avec les travaux de J.leRoy en RDC) nous avons compris que plus un patient acceptait de considérer que sa maladie n’était en rien une malédiction, mais une maladie digne de soin, plus il pouvait «passer» de la condition de «tabou» à la situation de pionnier. Je signale par là que nombre d’entre eux désiraient jouer un rôle important dans les démarches d’information et de prévention auprès de leurs compatriotes, en s’investissant, par exemple, dans la vie associative. (…)

GENEVE Hétérographe au Salon du livre Le Salon du livre et de la presse de Genève (25-29 avril) donnera l’occasion de découvrir la nouvelle parution d’Hétérographe, revue des homolittératures ou pas: apéritif et présentation du nouveau numéro de la revue samedi 28avril, dès 17h, au stand collectif du Social en Lecture – Editions d’en bas (Allée Andersen, stand A319). Ce septième numéro présente des textes inédits d’écrivain-e-s suisses et étrangers, issus notamment de Roumanie, d’Italie, d’Arménie ou d’Afrique du Sud (Georges Borgeaud, Flavio Santi, Simon Froehling, Adrian Schiop, Tatamkhulu Afrika, Sophie Solo) avec un dossier spécial consacré au poète arménien Yéghiché Tcharents (1897-1937), des entretiens (Francesco Remotti, Olivier Douville), des notes de lecture et un cahier d’images signé par Nicole Murmann. Information et achat sur: www.heterographe.com

* Cet entretien est extrait de la revue Hétérographe n°7. Sa version intégrale est accessible sur www.heterographe.com

Opinions Contrechamp Sylvain Thévoz

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