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Le travail, c’est la santé!

AGORA SUISSE • En cas de violences non physiques à l’encontre d’un salarié, le seul levier d’action légale est l’«atteinte à la santé». Ce qui pousse les syndicats à «pathologiser» les conflits de travail. Au détriment de l’analyse des rapports de pouvoir.

Sans que l’on puisse encore parler d’une pandémie, il est urgent de souligner un phénomène en voie de contamination généralisée: la pathologisation des conflits de travail. La conception individualiste de l’activité professionnelle produit non seulement une difficulté à construire une action collective des travailleuses-eurs, mais aussi une vision individuelle des conflits, avec son corollaire malheureux, la psychologisation des rapports de travail en lieu et place d’une analyse des rapports de pouvoir et de leurs effets.
Une violence non reconnue. L’une des conséquences de cette évolution est l’attention démesurée portée à cette violence qu’il est convenu d’appeler mobbing. On nous propose à n’en plus finir des formations sur la gestion de conflit ou la prévention du mobbing, et les structures de médiation se multiplient. Quand elles n’évacuent pas purement et simplement la question du pouvoir, ces mesures ne contribuent pas moins à renforcer une conception individualiste des rapports hiérarchiques de travail. Et les syndicats se sont largement engouffrés dans la brèche. Dans le monde merveilleux où règne la «paix du travail», où employeuses-eurs et employé-e-s «collaborent» joyeusement pour la santé de l’entreprise, privée ou publique, un accroc dans les relations professionnelles ne peut provenir que d’une personne, cadre ou subalterne, qui ne joue pas le jeu. Le conflit qui surgit apparaît dans le monde actuel du travail comme pathologique, puisqu’il faut être fou pour «faire des vagues»!
En outre, en Suisse, nos bon-ne-s patron-ne-s sont censé-e-s veiller à la santé de leurs salarié-e-s selon des obligations légales. C’est malheureusement le seul levier légal que l’on peut tenter d’actionner en cas de violences non physiques à l’égard d’un-e travailleuse-eur. Il est ainsi quasiment impossible de faire reconnaître la violence autrement que par ses conséquences sur la santé. Ainsi la personne qui réussit à se protéger et qui n’est pas atteinte dans sa santé ne peut faire reconnaître la violence subie. Il faudrait pouvoir condamner les violences en tant que telles, sans qu’il y ait nécessairement atteinte à la santé. Les syndicats sont donc poussés à transformer les conflits de travail en problèmes de santé, sachant que c’est la seule manière d’obtenir une condamnation de l’employeuse-eur. De même, un-e travailleuse-eur qui quitte un emploi pour de telles raisons se voit pénalisé au chômage, à moins qu’un médecin atteste des dommages pour la santé qu’induisait le poste…
Errements syndicaux. Face aux cas individuels de violence au travail, les secrétaires syndicales-aux se trouvent ainsi fort mal pourvus. Mais certaines réactions ou communications sur des lieux de travail sont inquiétantes. On observe parfois une reprise du discours patronal avec l’invocation de «dysfonctionnements», comme si l’on considérait possible et souhaitable qu’une organisation hiérarchique du travail «fonctionne» bien, renforçant ainsi l’idée que tout grain de sable dans la machine hiérarchique, donc toute résistance, pose problème. Au lieu de parler des violences infligées aux salarié-e-s, on évoque leur stress et leur état de santé, jouant ainsi la carte du misérabilisme et de la charité patronale en requérant l’intervention des cadres pour protéger la santé de leurs subalternes, plutôt que de parler d’amélioration des conditions de travail et de démocratisation pour faire évoluer le rapport de force et lutter contre l’abus de pouvoir.
Il est certes important de se soucier de la santé des personnes au travail, mais faire de l’atteinte à la santé un argument pour lutter contre les conditions actuelles de travail est une arme à double tranchant. On se retrouve dans la situation où ce ne sont plus des valeurs et des principes d’égalité et de démocratie solidaire que l’on défend, mais la santé, le bien-être des personnes. Ainsi, sans atteinte à la santé, le combat s’arrête. Les entreprises l’ont bien compris, puisque ce sont les premières à mettre en place des mesures pour apaiser les conflits (médiation, changement de poste, licenciement ou démission «encouragée»). Une fois les tensions interpersonnelles éloignées, peu se battent.
Par ailleurs, vouloir «prouver» la violence par l’atteinte à la santé trouve ses limites dans le fait même que certain-e-s sont touché-e-s et d’autres non, même si certaines circonstances sont reconnues comme défavorables à la santé ou propice au mobbing. La victime se trouve vite qualifiée de faible ou de «peu résistante au stress» (un classique). L’employeuse-eur s’en donne alors à cœur joie pour en remettre une couche sur les griefs contre la personne et souligner le caractère individuel du problème.
Ces discours individualistes ont un effet dévastateur et démobilisant sur les personnes concernées. Certes la réaction à une violence est variable d’un individu à un autre, mais la violence reste violence et doit être condamnée. Si l’on ne peut répondre cela à une victime de violence sur son lieu de travail, on entretient la personnalisation et l’individualisation du rapport de travail en évacuant toute la question du rapport de force. Cette situation est comparable à celle de violences domestiques ou sexuelles dans lesquelles les femmes victimes sont toujours suspectées «d’y être pour quelque chose», allégeant par là la responsabilité des auteur-e-s de violences. Sans une perspective féministe soulignant les rapports inégalitaires et hiérarchisés entre les sexes dans notre société, il est impossible de rendre intelligible la survenue de ces violences. C’est la hiérarchie qui «autorise» la violence, comme on l’observe dans tout rapport hiérarchique, de sexes, de races ou de classes, sans toutefois nier que la complexité des rapports sociaux brouillent parfois des hiérarchies a priori claires.
 

* La version complète de ce texte est accessible sur le site de Pages de gauche, www.pagesdegauche.ch

Opinions Agora Stéphanie Pache

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