COUPS D’ÉTAT FINANCIERS
En une semaine, fin 2011, trois gouvernements ont été remplacés par l’action conjuguée «des marchés» de la Banque centrale européenne (BCE) et de l’Europe. En Grèce, les invraisemblables ukases du couple Merkel Sarkozy ont privé d’expression le peuple grec. Sommé d’abandonner le pouvoir, Papandréou est remplacé par Lucas Papademos, ex-vice président de la BCE et de Goldman Sachs, qui n’ignorait rien des magouilles des comptes grecs. Il devient chef d’un gouvernement qui va de l’extrême droite au parti socialiste.
En Italie, Mario Monti, universitaire économiste, remplace Berlusconi. Ancien commissaire européen chargé du marché intérieur et de la concurrence, acteur de la dérégulation, ancien conseiller international de Goldman Sachs, il forme un gouvernement de «techniciens», déclarant: «Je suis parvenu à la conclusion que l’absence de responsables politiques dans le gouvernement faciliterait la vie à l’exécutif, enlevant des motifs d’embarras».
On n’hésite pas à parler d’un putsch Goldman Sachs. Le nouveau président de la BCE Mario Draghi, ancien gouverneur de la banque d’Italie, fut lui aussi vice-président de Goldmann Sachs-Europe, inventrice des instruments financiers de manipulation des comptes grecs permettant à ce pays d’entrer dans la zone euro par effraction.
Sans vote d’un parlement ni élections, «les marchés» ont donc changé les gouvernements. Exit Papandréou, Berlusconi et Rodriguez Zapatero. Exit la démocratie, même si, en Espagne, on veut croire que les formes démocratiques ont été respectées. Sous la pression, Zapatero avait dû anticiper les élections, laissant au gouvernement de droite de Rajoy le soin de poursuivre sa politique de coupures.
L’Europe est celle des banquiers, et non des citoyens
Les gouvernements sont aux ordres, les véritables dirigeants sont les banquiers et le marché. Au Portugal, des mairies ont laissé ouvertes les cantines scolaires pendant les vacances pour permettre aux enfants de prendre au moins un repas par jour, mais le premier ministre socialiste Socrates a baissé le taux de TVA sur les terrains de golf de 23% à 6%. Il fut contraint à la démission. Après des élections anticipées, Pedro Passos Coelho, du Parti social démocrate, devenu premier ministre, concocte avec les instances internationales un plan d’austérité. Dès son adoption, Moody’s baisse de 4 points la note souveraine du Portugal, lui en interdisant de fait son application. Le quotidien Diário Económico demande que les agences de notation passent en jugement.
Répondant «non» par près de 60% au référendum de «rébellion contre la finance internationale et les banksters», les Islandais ont refusé de payer l’ardoise de la faillite de la banque Icesave qui avait spolié près de 340 000 épargnants. Le premier ministre Geir Haarde, actuellement poursuivi par une cour spéciale pour sa gestion de la crise, a été contraint à la démission.
Une autre dictature est née alors que celles ayant marqué le XXe siècle ont disparu. La plupart des derniers bastions se sont écroulés dans les pays arabes où le peuple s’est joint au mouvement de liberté. La démocratie et les droits humains individuels, collectifs et sociaux seraient devenus la règle dans nos sociétés, pensait-on. Mais les inégalités s’aggravent entre le Nord et le Sud. Où des millions de gens meurent de faim, n’ont pas droit à l’eau potable, à une nourriture suffisante, à l’instruction pendant qu’au Nord, on n’envisage pas de vie sans blackberry. Et même dans les pays industrialisés, les inégalités croissent et la pauvreté s’étend aux couches jusque-là épargnées.
Dans notre société post-industrielle, l’économie repose exclusivement sur la finance. Les industriels du siècle passé produisaient en exploitant la force de travail. Aujourd’hui, dans une économie libérale globalisée, on a de moins en moins recours à cette force de travail de proximité, on la trouve dans des pays où elle est abondante et disponible comme en Asie.
«Les marchés», qui ont spolié les pays riches en matières premières, contrôlent les prix du pétrole, du nickel, du cuivre…; spéculent sur les prix des productions comme le blé, le soja, le riz, le café ou le coton… «Pour le marché» qui recouvre les spéculateurs anonymes, ces produits ne sont que monnaies virtuelles. Il fixe le taux des devises, des emprunts entre Etats, banques et particuliers.
Le capital voit décupler ses profits et la main-d’œuvre partiellement inutilisée des pays dominants grossit la masse des chômeurs. Faux nez des puissances financières, les agences de notation contrôlent ou influencent de manière décisive les gouvernants et les médias. Ces insatiables opérateurs du capitalisme financier sauvage exigent de plus en plus de «sacrifices» après des victimes que sont les peuples.
Victime de coups d’état financiers, la démocratie est en péril
Incapables de prendre les mesures nécessaires, les politiciens s’agitent à travers le monde. Chacun défend «son bout de gras» dans une vision à court terme, au nom d’une conception étriquée et dépassée de l’indépendance nationale. Le psychodrame médiatique des gouvernants européens à Bruxelles fut pitoyable, révélant leur incapacité à mettre sur pied une politique économique sociale et monétaire commune en Europe.
Démocratiquement élus, les gouvernements ont l’obligation d’assurer le bien-être des populations, de développer l’économie, de défendre le pouvoir d’achat et le plein emploi, de veiller à l’équilibre des finances publiques. Au lieu de cela, nos gouvernants suivent docilement ce que leur dictent les marchés. Le nombre de chômeurs s’accroît. 17 millions, soit 10,5% dans la zone euro, dont 5millions de moins de 25ans, soit plus de 20% de cette tranche d’âge. Près de 5 millions en France, soit 10% de la population active; 4,5 millions en Espagne, soit 22,60% et 41,5% des moins de 25ans. En novembre 2011, le taux de chômage en Suisse, longtemps épargnée, a été de 3,1% et 5,6% dans le canton de Genève. La dette extérieure de la France est de 4700 milliards d’euros, représentant 235% de son Produit intérieur brut (PIB), et la dette souveraine, qui, en 2002, était à 59,1% du PIB, est passée à 90%, soit 1800 milliards sous l’ère Sarkozy. Ce qui n’empêche pas le président français de donner des leçons de bonne gestion aux autres gouvernements.
Acceptant une dépendance aveugle aux agences de notation, organismes financiers privés champions des conflits d’intérêt, les gouvernants réduisent les dépenses et augmentent les recettes. De nombreux économistes ont montré la voie à suivre, démontrant qu’il serait facile d’économiser de 50 à 100 milliards d’euros en peu de temps sans toucher au pouvoir d’achat. Inspirés par les maîtres de la finance, les gouvernants ont fait le choix de diminuer les prestations sociales, réduire les salaires et les pensions, augmenter la durée du travail en Espagne, Grèce, Italie, Portugal, France. Ils multiplient les niches fiscales pour les riches et réduisent les déductions fiscales sur les aides à la personne et les énergies renouvelables. On ne taxe pas les plus importantes sociétés aux bénéfices scandaleux, on ne crée pas de nouvelles tranches d’imposition pour les hauts revenus.
Le gouvernement Sarkozy fait très exactement le contraire de ce qu’il fallait. Sa potion magique, comme celle de Zapatero en Espagne, de Passos Coelho au Portugal, de Monti en Italie et de Papandréou puis Papademos en Grèce, c’est l’austérité, sauf pour les couches favorisées. En réalité, ces gens ne décident rien, ils exécutent ce que préconisent les marchés financiers.
Les similitudes de la situation actuelle avec «la longue dépression» du XIXe siècle, davantage qu’avec la crise de 1929, sont frappantes. La dépression économique était largement liée aux mouvements boursiers spéculatifs, l’effondrement en France du Crédit Mobilier, le krach de la banque de l’Union Générale, sa mise en faillite rappellent celle de Lehman Brothers en 2008. Les banques et les marchés boursiers ont causé cette crise faisant s’effondrer l’ensemble du système économique.
«Vous ne pouvez pas utiliser le poison qui a créé la crise comme un remède pour la guérir», anticipait Marx quand l’Angleterre créait un gouvernement de techniciens pour sortir de la crise. Et dans son roman L’Argent, Emile Zola observant la spéculation écrivait: «Comprenez donc que la spéculation est la vie même des grandes affaires. La Banque universelle, dit son héros, c’est simple, c’est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde. Oui, oui, excellent! La Banque universelle!»
De quelle liberté parle-t-on?
La liberté d’opinion et d’expression n’est pas réprimée, mais cette liberté est un mirage. De quelle liberté jouissent les jeunes qui ne trouvent pas d’emploi? De quelle liberté jouissent le père et la mère de famille qui ne peuvent pas se loger, faute de pouvoir payer un loyer exorbitant? Et les millions de personnes qui se nourrissent aux Restaurants du cœur?
D’une dictature à l’autre, on peut craindre qu’il soit plus difficile de se débarrasser de la dictature des marchés financiers que de celles des militaires. Il est vain de compter sur les partis politiques et sur les syndicats installés dans leur confort et leurs certitudes, incapables de faire leur propre révolution.
Le mouvements des Indignés, approuvé par les populations, montre peut-être une voie. Il n’a pas encore pu se donner les moyens qui déboucheraient sur les changements qu’il réclame. «Occupy Wall Street», aux Etats Unis, a réuni 500 000 dollars déposés dans une banque mutualiste «qui ne spécule pas sur notre argent pour engraisser ses actionnaires». Cet engouement pour les banques coopératives fait des émules, 650 000 Américains auraient ouvert un compte dans une de ces banques au mois de novembre.
S’ils parviennent à entraîner des couches plus larges de population, refusant toute compromission, ces indignés pèseront durablement car ce mouvement non-violent représentent un immense espoir. «Vous ne pouvez pas expulser une idée quand son temps est venu.» Les indignés et le mouvement «Occupy» ont déclenché une extraordinaire bataille d’idées et l’élite corrompue qui représente 1% du monde risque de tout perdre.
* Observateur civil international.