Contrechamp

Eaux-Vives: sous les pavés, la plage?

La dynamique portuaire genevoise évoquée ci-dessus s’exprime aujourd’hui avec force dans le projet de la nouvelle plage des Eaux-Vives, préfigurant l’avènement d’un nouveau paysage lacustre, une rade élargie que bouclera peut-être un futur aménagement juste en face, à la hauteur de la Perle du Lac, bien à l’abri du vent, le vrai bon emplacement pour une page publique.
Le site sur lequel est projetée la nouvelle plage a déjà été le théâtre d’un débat entre anciens et modernes. «La rade de 2010 résulte d’un siècle et demi de patiente construction par étapes et en miroir des deux rives, qui ne s’est pas réalisée sans débats. Dans la partie amont du quai Gustave Ador, la formule du quai rectiligne l’a finalement emporté sur les hypothèses pittoresques formulées par la section genevoise du Heimatschutz au début du XXe siècle. Quais-promenades urbains largement dimensionnés, paysagisme «Beaux-Arts» avec plates-bandes, pelouses, alignements de platanes et murets constituent un écrin artificiel de grande qualité esthétique, largement investi aujourd’hui par les promeneurs, les joggeurs, les rollers, les cyclistes…», souligne Leïla el-Wakil, historienne de l’architecture.

Figure marquante de l’aménagement de la rade, le binôme enrochements-murets, fait de nos jours obstacle à la baignade. Reste une réappropriation toujours possible. «Pour les protéger des vents forts du nord (la bise), les rives du lac ont été enrochées, le mettant à distance du passant et l’offrant avant tout comme un ‘spectacle’. Au fil des années, les moeurs évoluant, les passants sont devenus des baigneurs. Enjambant les enrochements, ils sont venus plonger dans le lac. Les pierres se sont transformées alors en plongeoir ou en plates-formes pour se bronzer. Néanmoins, l’accès au lac demeure ardu, les places confortables sont rares», selon le sociologue Luca Pattaroni.
Les logiques d’intéressement entrent alors en action. Quand l’architecte de la nouvelle plage parle de son projet, il l’incère dans l’histoire de Genève. Surtout, il présente sa démarche comme réponse à toute une série de problèmes urbains. «Pour répondre à l’attrait des plans d’eau au coeur de la ville, le projet de plage et port des Eaux-Vives propose un nouvel espace public le long de la rive du lac qui comprend une nouvelle plage, un parc et un port. Ce projet offre aussi l’opportunité de désencombrer les quais bordant le quartier des Eaux-Vives, du Jardin Anglais au débarcadère des Eaux-Vives. Il répond au fort besoin d’espaces publics d’une ville qui se densifie, ainsi qu’à l’évolution des pratiques sociales liées à l’usage des rives du lac dans un rapport de jouissance retrouvée avec au bord de l’eau», précise Julien Descombes, l’un des architectes développeurs du projet.

La résistance s’organise en parallèle. La faune et la flore, mais aussi les murets, la promenade, les dégagements et le paysage sont mobilisés pour raconter une toute autre histoire du lieu. Le WWF-Genève vient de déposer un recours contre le projet en demandant une «planification directrice des rives lacustres du canton», selon Françoise Chappaz, secrétaire régionale de l’organisation. Action Patrimoine Vivant critique vivement la démarche en cours, tant sur la forme que sur le fond. Membre du comité de l’association, Erica Deuber Ziegler s’explique: «Evidemment, favoriser l’accès au lac pour le plaisir des baigneurs suscite l’adhésion de tous. Mais il est parfaitement inadmissible de combiner, dans la hâte et le secret, le remblaiement du lac avec des déblais de chantiers, en annonçant la création d’un parc sur l’eau et d’une plage de galets, ainsi que d’un nouveau port public. Pour abriter la plage et le port, la digue indispensable d’un demi-kilomètre de long, en amont, serait payée par la Société Nautique de Genève qui dispose à cet endroit, par concession de l’Etat, d’un port et d’un club-house. Ce port privé pourrait alors tripler sa surface. Ces projets, sans consultation populaire aucune, impliquent le comblement de plus de 10 hectares de lac et la disparition des activités du port historique de la Rade (batellerie et pêche) qui se retrouverait ainsi ‘tertiarisé’. Disparaîtraient aussi un site archéologique sous-lacustre, la continuité du quai dans son élégante linéarité et le paysage étagé de la rive devant les grands domaines classiques du XVIIIe siècle. Tout cela sans conception d’ensemble des rives urbaines, ni plan directeur.»

Quelle gouvernance pour Genève? Entre ouverture et culture du secret, le projet de la nouvelle plage constitue un bon réflecteur des difficultés inhérentes à la participation citoyenne. Il révèle le décalage entre discours – ouverture à la société civile – et pratique – logique d’acteurs forts en concurrence. Dans ce cas précis, un acteur-réseau fort, le politique, initie le projet. Il veut aller vite mais il sait qu’il y aura des oppositions. En mobilisant avec succès l’appareil politico-administratif, en mandatant un bureau d’architecture et de paysage reconnu pour la qualité de leurs projets et sensible aux questions écologiques, il effectue un travail d’acteur-réseau efficace… jusqu’au moment où reviennent en force des acteurs alternatifs issus de la société civile et dont l’enrôlement au projet a échoué.
S’associer les services d’experts proches des milieux de l’environnement et du patrimoine n’est pas suffisant. Les multiples séances d’information n’y changent rien. Pour le monde associatif, informer n’est pas concerter, et encore moins participer. D’où ces blocages. D’où les oppositions de ceux qui ne trouvent pas leur compte dans la manière dont est organisé le débat et qui, eux aussi, cherchent à se poser en porte-parole du territoire.
En vis-à-vis, les Bains des Pâquis illustrent un modèle pacifié de luttes urbaines dans lequel les usagers se sont eux-mêmes organisés en acteur-réseau. Avec, à la clé, la production d’un bien commun idéalement retrouvé. Un exemple à suivre? D.G.

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