Contrechamp

ENTRE LES MAILLES DU FILET SOCIAL

CULTURE – Les récentes percées en politique culturelle devraient aider les musiciens de jazz à obtenir un statut. Mais pour cela, il leur faudra s’accorder sur les termes de la profession et se fédérer avec d’autres disciplines artistiques.

Une enquête réalisée auprès d’un échantillon de musiciennes et de musiciens actifs sur la scène romande du jazz fournit un tableau contrasté de leur situation économique et sociale. La précarité reste de mise pour ces indépendants du spectacle, même si l’enseignement représente aujourd’hui une filière aux conditions plus avantageuses. Certes, les récentes percées en politique culturelle devraient aider ces intermittents de la scène à obtenir un statut; mais il leur faudra s’accorder sur les termes de la profession, et se fédérer avec d’autres disciplines artistiques.
L’échantillon de musiciens rencontrés à l’instigation du Syndicat musical suisse (SMS) (lire encadré ci-dessous) représente trois générations. Leur «feedback» frappe d’emblée par l’hétérogénéité des situations de travail et de vie. Celles et ceux qui veulent vivre de la musique doivent être polyvalents, avec en plus des concerts, des engagements pluridisciplinaires (cinéma, théâtre, danse) ou des mandats d’enseignement. Les mieux lotis sont présents dans tous ces domaines. D’autres, et pas des moindres, ont cessé de se définir en termes économiques, assurant leur revenu dans une autre profession. Le métier de jazzman se définit donc d’abord par ses ramifications avec d’autres disciplines artistiques et/ou pédagogiques. Ceci dit, il est encore placé sous le signe de la précarité: pour la moitié de l’échantillon, le revenu mensuel se situe en dessous de 3 000 francs par mois.

Au plan social, seule une minorité de musiciens de jazz bénéficie d’une couverture complète (AVS, 2e et 3e pilier). Les revenus des concerts sont peu déclarés, le plus souvent lorsqu’ils excèdent un cachet moyen de 250 francs. Ils servent à arrondir les fins de mois, mais ne représentent pas une base financière suffisante pour faire des plans d’avenir. La réaction d’un des musiciens rencontrés est sans équivoque: «Nous sommes les prototypes de la flexibilité du travail: toujours engagés à l’essai!» Un autre constate que «la musique est un métier où tu as tellement de peine à voir loin… Six mois, c’est déjà beaucoup!»

Que faut-il faire pour améliorer la situation? La majorité de l’échantillon considère essentiel d’arriver à un statut social des artistes musiciens en Suisse, ne serait-ce que pour fédérer la scène et débattre de perspectives d’avenir. La reconnaissance est comprise comme un premier pas, avant même les questions d’ordre financier. L’on se méfie toutefois des règlements trop rigides, rappelant que l’insécurité fait partie intégrante de la création: «Je ne recherche pas le statut de musicien d’orchestre classique. Nous avons besoin de reconnaissance et d’une couverture sociale de base. Mais j’aime quand même bien ce côté peu cadré, qui laisse à chacun sa marge de manoeuvre…» Ce statut professionnel «souple» est une des revendications de la base, qui insiste aussi sur l’importance de mener un travail de sensibilisation au métier, ainsi que sur la nécessité de construire des interfaces entre les différentes organisations défendant un statut des artistes.

En 1975, le premier grand rapport confié à une Commission fédérale d’experts sur la politique culturelle suisse, présidée par Gaston Clottu, évoquait le statut social des artistes comme un élément clé d’une politique d’encouragement de la culture. Trente ans plus tard, et à la suite du rejet par le peuple de l’initiative dite du «pour-cent culturel» (1984), jugée trop centraliste, le parlement suisse remettait l’ouvrage sur le métier. Après de nombreux aller-retour entre le Conseil national et le Conseil des Etats, la loi fédérale sur l’encouragement de la culture (LEC) a été votée le 11 décembre 2009. Elle entrera en vigueur le 1er janvier 2012.

Madame Josiane Aubert, conseillère nationale socialiste, membre de la commission «Science, éducation, culture» du parlement, s’est engagée à fond pour l’entrée en vigueur de cette loi. Elle constate une certaine avancée en la matière: «Il y a un consensus beaucoup plus large aujourd’hui sur le problème posé par les artistes, ou les intermittents du spectacle comme on le dit en France, à savoir toutes les personnes qui, de par leurs professions très spécifiques, ont des engagements de courte durée, chez des employeurs différents, et avec des pauses entre-deux, ce qui fait qu’elles tombent entre les mailles du chômage et du deuxième pilier.»

Madame Aubert regrette toutefois le caractère minimaliste de la LEC, et le fait que la question du statut social des artistes n’y ait pas été inscrit en dépit des recommandations de sa commission parlementaire: «Nous devons encore et toujours lutter contre des parlementaires fédéraux qui considèrent la culture comme une pure affaire de loisirs, réservée à celles et à ceux qui en ont les moyens. Pour ces gens-là, les artistes sont des privilégiés qui font ce qu’ils aiment, alors que les autres s’y intéressent quand ils ont fini leur journée de boulot.»

Le lobbying mené au plan fédéral a toutefois porté ses fruits: le statut social des artistes sera traité dans le cadre de la loi sur l’assurance-chômage et de celle sur le deuxième pilier, qui font partie du menu du parlement durant l’année en cours. Ainsi se dessinera peut-être, au plan national, un concept global pour les intermittents du spectacle, tel qu’il est prôné depuis longtemps en Suisse romande par «Action Intermittents».

Quel sera le règlement d’application de la LEC? Les artistes et les acteurs culturels ont ici un rôle clé à jouer, comme le souligne Josiane Aubert: «Dans le travail politique que nous avons mené pour la culture au niveau fédéral, nous avons été approchés par toutes sortes de fédérations, depuis les designers jusqu’aux écrivains, en passant par les musiciens. Les musiciens de jazz sont une petite parcelle dans la musique, qui est elle-même une partie de la culture. C’est bien d’exister en soi pour mettre en valeur ses particularités. Mais pour vous faire entendre, vous devez vous fédérer avec le autres, et vous accorder sur les points communs et sur les priorités.»

Le métier de musicien de jazz existe depuis bientôt un siècle, mais la profession garde des contours flous. Son évolution permet toutefois de retracer celle des rapports entre la culture, l’économie et la société. Le jazz n’a-t-il pas été au début une musique sociale de danse, pour devenir un nouvel art populaire, puis une nouvelle pratique pédagogique? Espérons donc que la définition du statut professionnel qu’attendent les musiciens ne sera pas laissée à d’obscurs gestionnaires, et qu’elle procédera d’une approche concertée, non seulement entre les différents champs musicaux, mais aussi avec d’autres organisations d’artistes. I

*Une version plus longue de cet article est parue dans la Revue musicale suisse en avril 2010.

Liens

La version complète du rapport d’enquête et l’interview de Josiane Aubert sont à disposition sur le site du Syndicat Musical Suisse SMS: www.sms-online.org

Le syndicat suisse romand du spectacle: http://www.ssrs.ch

La loi fédérale sur l’encouragement de la culture (LEC): http://www.ministeredelaculture.ch/udb/cproc2ldIPkfg-f.pdf

Les derniers développements en politique culturelle : http://www.bak.admin.ch/themen/kulturpolitik/00450/index.html?lang=fr

Opinions Contrechamp Christian Steulet

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