«FAIR TRADE SEX»
Vice-président de ProCoRé – ONG suisse qui défend les intérêts des travailleuses et travailleurs du sexe – et prostitué depuis l’âge de quatorze ans, Benjamin Abt-Schiemann allie une vaste expérience de lutte sur le terrain à un regard de grande profondeur sur les enjeux de la prostitution dans le monde contemporain.
HÉTÉROGRAPHE
Vous avez connu et fréquenté Grisélidis Réal (1929-2005), écrivaine flamboyante et pionnière de la défense des droits des prostitué-e-s. Quel souvenir en gardez-vous et, surtout, quel est aujourd’hui son héritage?
Benjamin Abt-Schiemann: Grisélidis a été, pour moi, d’abord, une vieille dame qui promenait ses chiens aux Pâquis: on m’avait dit «C’est une prostituée, celle-là», et j’étais impressionné. Je me demandais comment les gens pouvaient le savoir, alors que moi je faisais tout pour le cacher: seulement plus tard, quand j’ai pu faire mon coming out de prostitué (ce qui m’a permis également de m’accepter en tant qu’homosexuel et d’arrêter la double vie), je suis entré en contact avec Aspasie et Grisélidis. J’étais un petit squatteur à la crête iroquoise et je n’en avais rien à cirer des luttes pour que la prostitution soit reconnue en tant que travail. Mes revendications étaient anarchistes, sexuelles. Petit à petit, j’ai découvert qu’il y avait une réelle dimension politique dans ces combats, que ça recoupait mes préoccupations. En même temps, je fréquentais l’Uni en lettres et un ami avait fait un travail sur les oeuvres littéraires de Grisélidis Réal, que je commençais à fréquenter. Quant à savoir si ces prises de positions et ces combats ont encore de la valeur aujourd’hui, je crois que Grisélidis a surtout ouvert une brèche. Mais elle n’était certainement pas pionnière de la déconstruction du genre. C’était inhérent à son rôle: elle ne pouvait se référer à aucune histoire terminologique ou littéraire de la prostitution, tout simplement parce que cela n’existait pas. Elle a tout fait elle-même et elle avait un souci de radicaliser son discours et son approche.
Qu’elles viennent des féministes prohibitionnistes (qui prônent l’interdiction pure et simple), ou d’une réflexion plus pertinente sur la domination masculine (le «continuum économico-sexuel» de l’anthropologue Paola Tabet), les critiques à l’encontre de la prostitution dénoncent le fait qu’elle confirme sinon renforce l’inégalité des genres. Est-ce que la prostitution masculine pourrait mettre en échec cette impasse théorique, ou sa situation minoritaire l’en empêche-t-elle?
Depuis 1992, en Suisse, tout individu – peu importe son genre ou ses attirances – a le droit de se prostituer ou de recourir à des services prostitutionnels. C’est une question de travail et quand on parle de travail, les droits sont syndicaux. C’est pour ceux-là que je me bats, finalement, pour des conditions de travail dignes de ce nom.
Dans notre société, il n’y a pas de distinction de sexe au travail: chez les infirmiers et infirmières, le contingent masculin est également assez réduit, cela n’engendre certes pas des différences de perception ou de traitement. Ce serait stigmatisant pour les infirmières de dire qu’il s’agit d’un «travail de femmes». Dans la prostitution, par contre, même les études scientifiques ont de la difficulté à sortir d’une vision genrée.
Serait-ce l’effet d’une certaine homophobie latente? Non seulement l’image de la «pute» est féminine dans son histoire (du moins la plus connue), mais jusqu’à 1992, le Code pénal suisse interdisait tout simplement la prostitution masculine pour cause d’immoralité.
Historiquement, les homosexuels hommes ont souvent été marqués par une vision négative qui en faisait de facto des prostitués ou des clients: le mouvement homosexuel masculin s’est battu pendant des années contre ce préjugé. Le prostitué homme ne pouvait de toute façon pas être perçu comme un travailleur du sexe, il était simplement «pervers» comme tout autre homo. Alors que pour la femme, on a eu besoin de bien séparer la pute de la vertueuse. Il n’y a donc pas une homophobie en plus, mais une homophobie structurale.
Ce qui est frappant, en lisant les rares livres de témoignages qui ont trait à la prostitution masculine, c’est de découvrir dans le milieu des prostitués la présence de l’homophobie. Avez-vous constaté ce phénomène, dans votre travail?
La prostitution n’est pas un moyen facile de faire de l’argent, mais un moyen rapide. Je ne veux pas généraliser ni donner l’impression d’être moraliste, mais un beau mec – même homophobe – bien masculin et un peu méprisant correspond à un idéal érotique homosexuel assez répandu (culturellement induit, bien évidemment: il s’agit de l’image parallèle, bien qu’inversée, de la femme soumise ou libérée qui attire certains hétéros chez les prostituées). Cet idéal introjecté est encore plus fort pour les clients qui n’ont pas encore réussi leur coming out, qui ne veulent pas être mêlés aux autres homos, qui sont peut-être mariés et pères de famille (il s’agit quand même de la moitié de ma clientèle). Dans ce contexte, ni le client ni le tapin ne s’assument, ce qui augmente la vulnérabilité des deux. Cette situation émotionnelle très tendue mène à la violence et renforce l’homophobie. Dans la prostitution masculine homosexuelle, le lien le plus fort entre le prostitué et son client, c’est ce qu’ils ont très souvent en commun: la double vie. Et la double vie vise à ne surtout pas faire évoluer les choses.
Pourtant, la prostitution est un lieu où certaines injonctions sociales explosent ou essaient d’exploser, avec des zones d’ombre, violentes, et de nouvelles ouvertures: sentez-vous la confrontation des désirs et des règles travailler en profondeur dans votre activité prostitutionnelle?
Ce que je constate après des années d’activité, c’est que mes clients, dans leur grande majorité, ne m’ont jamais vu comme simple objet sexuel. Pour les uns, je suis le remplaçant d’une relation d’amour, pour les autres, j’incarne une liberté de dire ma sexualité. Pour beaucoup, je suis le seul interlocuteur pour parler sexualité, c’est presque un rôle thérapeutique, loin de la pute qu’on utilise et qu’on jette. Sans compter que, dans la société contemporaine, le culte de la jeunesse et de la beauté crée des laissés-pour-compte de la sexualité (les gros, les moches, les vieux, les handicapés) qui viennent voir les prostitué-e-s, un phénomène qui est encore plus visible dans les milieux homosexuels.
Depuis des dizaines d’années, les prostitué-e-s revendiquent des droits et une visibilité: des organisations comme Aspasie, Le Lucciole en Italie, ou Les Putes en France structurent une présence publique des travailleurs et travailleuses du sexe qui empêche leur parole d’être confisquée par les discours étatiques (ceux de la police ou de l’université) ou par les morales religieuses. Cela pose évidemment la question de la représentativité de cette prise de parole: vous sentez-vous une légitimité dans les positions que vous exprimez au nom de la «masse silencieuse»?
Regardons d’autres militantismes, l’homosexualité, notamment masculine. Ceux qui ont milité pour faire avancer les choses dans les années 1970 étaient souvent des folles, des personnalités excessives. Les mecs qui faisaient bien mec se faufilaient sans donner une visibilité à l’homosexualité, et ils étaient peut-être les premiers à chier sur les folles et à se distancier de la Gay Pride par peur d’amalgames. Mais aujourd’hui, ils peuvent se pacser. Grâce à qui? Grâce aux folles et autres non-conformistes qui se sont cassé le cul pour militer. Nous avons le même phénomène dans le cadre de la prostitution: ceux qui agissent en première personne – en mettant en avant leur vécu et leur histoire – et ceux qui ne s’y intéressent même pas.
Dans la «Charte» de ProCoRé, vous insistez sur la «multiplicité des réalités que recouvre le marché du sexe», sur la promotion de la santé et de la solidarité, et sur la nécessité de «distinguer le travail du sexe exercé librement de celui exercé de manière forcée». Mais dans des conditions fortement sujettes au marché, comment savoir où s’arrête cette liberté de choix?
C’est le souci, justement, de ProCoRé de dire clairement que la prostitution est un travail, une profession qui peut être choisie. Et le reste ce n’est pas de la prostitution, c’est de l’exploitation. Les esclaves dans les champs de coton du sud des Etats-Unis au XIXesiècle, on ne les appelait pas des agriculteurs. Les gens qui sont forcés de travailler dans la prostitution, ce sont des esclaves. Nous n’essayons pas de minimiser ce problème, mais ce n’est pas parce que dans une profession il y a des abus que cette profession doit être interdite, comme le pensent les abolitionnistes par rapport à la prostitution. Le citoyen-consommateur doit en être conscient, au lieu d’essayer d’éliminer le problème. Regardons le marché du café: aujourd’hui, en Suisse, vous avez la possibilité d’acheter un produit avec le label Max Havelaar, qui vous garantit que les producteurs ne sont pas exploités.
Je ne veux pas non plus verser dans l’angélisme: je sais très bien que, dans le monde actuel, le bas de gamme (sans souci éthique, d’ailleurs) a largement sa place. Et cela pose des problèmes, même dans les cas où la prostitution est entièrement décriminalisée (comme en Allemagne ou en Nouvelle-Zélande). Car les travailleurs du sexe exploités ne sont pas en Chine, mais sous nos yeux, dans nos villes et nos quartiers. Alors que c’est difficile de se rappeler le travail des mineurs ou l’exploitation des masses travailleuses étrangères – profondément ancrés dans le modèle économique mondialisé – quand vous êtes dans un joli magasin de jouets fabriqués en Chine.
Mais le commerce est régi par un cadre normatif assez solide, alors que la prostitution a longtemps vécu dans une zone grise (et dans l’illégalité qui découle de sa criminalisation dans plusieurs pays, y compris la France et l’Italie) qui ne garantit pas d’échapper à la spirale de l’exploitation…
Justement: la loi veut protéger des personnes susceptibles d’être exploitées, en rendant plus difficiles les conditions du travail prostitutionnel. On oublie trop souvent que les résultats d’une politique de prohibition et de l’abolitionnisme selon le modèle suédois sont abominables: cela mène à des violations des droits humains. Et la criminalisation des clients mène au marché noir et à l’abandon de la prévention des maladies et des acquis de santé. I
* La version intégrale de cet entretien est disponible sur www.heterographe.com et dans le numéro 3 de la revue du même nom, qui paraît aujourd’hui.